« Jane Smith… JANE SMITH ! Jane, Merlin, Smith ! Sait-il combien il existe de Jane Smith ne serait-ce qu’à Londres ?! Comment sommes-nous supposés trouver la bonne Jane Smith, hein ? Est-ce qu’on doit prendre celles qui ont des noms composés ? Whitney-Smith, Smith Curtaiins… ? Jane Smith Design, qu’est-ce que c’est que ce nom ridicule, d’ailleurs ? Je n’ai pas lustré autant de chaudrons pour me retrouver à fouiller dans des bottins Moldus à la recherche d’une personne inconnue ! »

Rolland leva les yeux au ciel, l’énervement de Jones commençait vraiment à l’étouffer. Lui aussi en avait marre d’être coincé dans ce cagibi à éplucher des listes dans le vague espoir de trouver leur cible. Lui aussi vivait plutôt mal l’inadéquation de ses compétences et de leur utilisation. Lui aussi aurait voulu pouvoir partir à 18h comme tout le monde, et lui aussi ne comprenait pas qu’on s’intéressa à une Moldue. Mais Rolland était un vrai bureaucrate, de ceux qui savaient quand il fallait se taire et obéir, et donc il prenait son mal en patience, persuadé que leur supérieur avait nécessairement une bonne raison de leur assigner cette tâche. Jones, de son côté…

« J’en ai marre, je fais une pause ! cracha-t-il en jetant le lourd volume de numéros téléphoniques. On sait même pas si nos infos sont à jour. Tu savais, toi, qu’ils avaient plusieurs heu… guildes de téléphone ?

Des compagnies, et oui. C’est le principe de la concurrence sur les marchés.

— Ah, oui, c’est vrai que t’as de la famille Moldue, non ?

— Oui… mais j’ai surtout étudié parce que je veux être affecté au Département…

— Ouais, ouais, tu as très certainement des raisons d’avoir été mis sur cette affaire, coupa Jones en sortant une boîte de gâteaux. Moi, je ne comprends pas. Je suis spécialisé dans les ordonnances tactiques. Je voulais me rapprocher de la Brigade, et je me retrouve dans un placard.

— Lord Malefoy t’a certainement mis avec moi pour préparer l’intervention au vu des éléments qu’on aura trouvés, je pense. Ou bien tu lui as déplus d’une quelconque manière.

— C’est ça. Ben à ce rythme, je peux te dire qu’ils vont se retrouver à visiter des lieux les uns après les autres. Les Moldus ont un vrai problème d’originalité.

— Ils sont simplement beaucoup plus nombreux, Jones. Est-ce qu’il t’est possible de t’y remettre ? Londres est immense et nous n’avons pas toute la semaine.

— Pff… Ouais, ouais, ça va. Heureusement qu’au moins il a délimité les recherches à Londres uniquement.

— Certes, mais le Londres Moldu est densément peuplé, ça n’a rien à voir avec le Chemin de Traverse, tu sais. »

***

Malgré le froid de cette fin de janvier, il y avait foule sur la grande place couverte du marché. Les odeurs de plats indiens préparés se mélangeaient à celle des fishs’n’chips grillés sous les yeux des gourmands. De temps à autre, le fumet d’un poisson tranchait net avec celui d’un café fort en train d’être goûté par des acheteurs potentiels. La vue et l’ouïe n’étaient pas non plus en reste avec les couleurs des vêtements, des livres et vinyles d’occasion, le bruit des tasses et des chopines qui s’entrechoquaient, et des rires insouciants des gens qui l’entouraient. Jane s’autorisa un bref sourire et s’arrêta un instant dans la grande allée, observant les alentours pour capturer cette tranche de normalité. Comme ça lui manquait. Faire son marché pour acheter de quoi faire des burgers frais, trouver à la volée un vieux bouquin qu’elle n’avait pas encore dans sa bibliothèque… Vivre sans regarder par-dessus son épaule, sans se demander si la personne qu’elle avait en face d’elle « en était, ou pas ». Vivre sans tout ça.

« C’est surprenant de voir une jeunette comme vous utiliser encore une carte. »

Jane sursauta presque, se rendant compte qu’elle avait oublié le marchand de Presse. Elle reporta son attention sur lui et lui sourit par automatisme.

« Ça reste fiable, une carte, répondit-elle vaguement.

— Oh, oui ! Mais comme vous êtes toujours sur vos smartphones avec vos GPS-là…

— Et ça ne se décharge pas, compléta-t-elle en avançant de la monnaie pour s’échapper.

— C’est tout à fait vrai ! Aussi maligne que jolie, en tout cas un plaisir !

— Heu, merci ? Au revoir, bonne journée.

— Bonne journée, Mademoiselle, et… ne vous perdez pas ! Ah ah ah. »

Jane se maudit de faire semblant de rire à cette blague qui n’avait rien d’amusant. Elle détestait avoir toujours ces réflexes de concorde. Pourquoi se sentir obligée de sourire ou de rire à des choses qu’elle trouvait en réalité gênantes, voire lourdingues… ? Elle tourna les talons et se décida à retourner à l’appartement, ses pensées revenant brutalement dans sa réalité, celle qui l’obligeait à se hâter de passer le moins de temps à découvert. Severus avait protesté contre l’idée de la voir sortir seule, mais elle avait argué qu’elle irait beaucoup plus vite sans eux dans les pattes. Et puis, s’il ne voulait pas prendre de risque, il utilisait le GPS, et on n’en parlait plus… ! Car, malgré ce qu’elle avait pu dire au vieux marchand de journaux, elle trouvait que les cartes n’avaient rien de pratique ou de précis. C’est uniquement parce qu’il était encore réfractaire à la technologie que Severus tenait absolument à faire ça « normalement ». Comme si son déplacement avait quelque chose de normal, d’ailleurs… Harry et elle s’étaient violemment opposés à ce qu’il y aille seul, ce fut Luna qui se rangea du côté de l’ancien espion et qui avait su trouver les mots pour les rassurer. Ou du moins, essayer. Car, quand Jane avait reçu le sms d’Hermione, elle n’avait su quoi penser sur l’instant. La jeune fille avait laissé tomber les surnoms et avait écrit noir sur blanc :

« Narcissa Malefoy vient de nous contacter, elle demande à ce que le Professeur Snape la rencontre à « L’Impasse » à 15 heures, aucune info supplémentaire, Lucius Malefoy ne semble pas être au courant, Sirius était contre le fait de vous transmettre avant d’en savoir plus. Elle avait l’air paniquée. Dites-moi ce que vous décidez…

— Ça pourrait être un piège, commenta Harry en réfléchissant.

— Et c’est sans doute pour ça qu’il ne voulait pas prévenir Severus, ajouta Luna. Mais si Hermione a pris cette décision, c’est qu’elle doit être certaine que c’est la bonne.

— Ce qui ne veut pas dire que c’est le cas, contra Jane. Qu’est-ce que c’est que L’Impasse ? Et est-ce que cette femme est aussi dangereuse que son mari ?

— Que veut-elle ? Que vous vous livriez, en lien avec l’attaque du Ministère ?

— Que vous aidiez Draco ? Il est peut-être en danger…

— Aucun risque, il est à l’école, et comment Snape pourrait l’aider, au juste ?

— Si vous comptez y aller, il va falloir me dire où c’est que je puisse vous prévoir un plan d’accès discret et par moyens normaux… à moins que ça ne soit dans votre Londres, auquel cas, je ne pourrai que vous rapprocher. Mais je n’aime vraiment pas ça, Severus.

— Moi non plus, j’ai pas trop mon mot à dire, mais c’est dangereux.

— C’est peut-être moins dangereux qu’il y aille seul que tous ensemble. Mieux vaut qu’une seule cible aux mains de notre Ennemi que toutes.

— Il risquerait sa vie, Luna !

— Et toi, la tienne. Severus sait ce qu’il fait, puisqu’il le fait depuis des années.

— Sauf que maintenant, il est catalogué comme traître et recherché, je n’aime pas davantage ce plan, mais ce n’est pas comme si je pouvais vous protéger, moi… »

Severus ricana, et ce bruit les fit immédiatement taire. Il les avait laissés s’embourber dans une conversation sans lui, tentant de réfléchir, mais leur boucan empêchait toute sérénité. D’un ricanement, ça devint un rire, nerveux, fatigué. Puis un rire plus franc, qui se termina légèrement amer.

« Ça vous fait marrer mes états d’âme ? demanda Jane, vexée.

— Les vôtres, les leurs. Et vous me fatiguez tous les trois. Taisez-vous.

— Mais…

— Silence ! Cinq minutes complètes de silence, vous vous en sentirez capables ? »

Adulte et adolescent boudèrent, même Luna qui n’apprécia pas d’être remisée au même niveau qu’un nargole grignotant les pensées. Car, et elle l’avait bien compris, Severus n’arrivait tout simplement pas à réfléchir avec leur bavardage. Ils lui octroyèrent donc ces cinq minutes ordonnées, non sans lire et relire chacun le sms d’Hermione pour tenter de le comprendre et d’en tirer le maximum. À la fin du délai, Severus se leva et mit la bouilloire en chauffe.

« Pour commencer, dit-il en préparant son sachet de thé, jusqu’ici, je ne dois ma vie qu’à vous, Jane. Ce qui n’est pas le cas des deux autres agitateurs de baguette ici présents. Ensuite, comme l’a fait remarquer Miss Lovegood, je suis tout à fait capable de m’en sortir si cela dégénère. Par ailleurs, elle a également raison sur le fait que Draco est certainement en danger, mais je ne pense pas que ça soit l’objet de son appel à l’aide.

— Vous avez deviné quelque chose ou… ?

— Et enfin, interrompit-il en versant l’eau dans la tasse. L’Impasse est un bouge côté « humains » qui regroupe rebuts et autres « sans héritage », quelques « humains » y traînent parfois, quand ils ont des liens – souvent sordides – avec les autres. Je n’y suis jamais allé, pas la peine de me demander. J’en avais juste entendu parler.

— Et comment on trouve, si vous ne savez pas où est l’endroit ? Qu’est-ce que Malefoy pensait en vous donnant rendez-vous là-bas ?

— Que je connaîtrais. Ce qui signifie que c’est un repaire mal famé et dangereux où on obtient certainement des informations et des armes.

— D’accord, vous allez vous jeter dans la gueule du loup… à condition de savoir où elle se trouve, comment on va faire ?

— Vous manquez l’essentiel, Potter. Comme toujours.

— C’est Harry, et je suis fatigué que vous n’alliez pas droit au but, Jane ? Pouvez-vous le décrypter ? »

La jeune femme rougit en regardant son ami rosir très légèrement. Le sous-entendu n’était même plus voilé, il n’était donc pas question de bredouiller. Le moins possible, disons.

« Il a dit que c’était dans le Londres normal et que des humains y arrivaient parfois. Ça doit avoir une vraie adresse trouvable sur Internet. Ça ne sera pas compliqué de vous sortir l’adresse exacte. »

Et ça ne l’avait pas été. L’Impasse avait bien une adresse sur le bottin, même Google avait un petit encadré avec des notes, toutes mauvaises et faisant état d’une vieille usine fermée et puante. Jane avait évidemment suggéré la possibilité d’imprimer un itinéraire, d’utiliser GoogleMap depuis le smartphone, mais Severus avait catégoriquement refusé, et elle se retrouvait donc en train d’acheter un plan de Londres pour tenter de satisfaire aux délires technophobes de son amant. Elle jeta un regard accusateur à la carte pliée dans sa main, avant de la dérouler pour tenter de se repérer immédiatement. Il lui fallut trouver une plaque pour le nom de la rue, arriver à repérer les lieux les plus connus aux alentours, avant d’enfin localiser l’endroit où elle se tenait… ou du moins un point proche. Quand elle vit que sur la carte elle était censée avoir une bouche de métro non loin, Jane fronça les sourcils en la cherchant activement. Avait-elle raté cette information tout ce temps où elle habitait dans le coin, ou bien était-elle vraiment incapable de lire une carte ? Elle passa en revue tout ce qu’elle avait devant elle, des petites rues étroites aux devantures de magasins un peu glauques en passant par la foule qui s’écoulait difficilement dans la grande artère. Pas même au milieu des énormes casques Bose et des gros bonnets de tricot, ne dépassait le panneau caractéristique de « L’Underground ». Soit elle ne savait pas lire soit il y avait bel et bien une bouche pas loin à laquelle elle n’avait jamais fait attention. Elle esquissa un sourire de connivence en voyant deux hommes plantés au milieu de la rue maugréer, un plan à la main, et cherchant du regard à trouver leur destination. Jane avait presque envie d’aller les saluer et de monter un collectif de personnes incapables de se repérer à l’ancienne quand sa Raison l’a rappela à l’ordre : les deux comparses n’avaient pas l’air plus âgés qu’elle, ils portaient chacun des costumes gris foncé et des gants noirs. Ils donnaient l’impression d’être des personnes bossant dans un building administratif, ou bien dans un secteur de la comptabilité. Des gens qui auraient dû être plutôt du genre « connecté ». Du genre à utiliser un smartphone. Du genre à demander à Google, plutôt qu’à un foutu plan. Elle fronça les sourcils en les observant avec attention, les poils de ses avant-bras se dressant instinctivement. L’un d’eux, celui qui semblait être le plus nerveux tira de son costume quelque chose que l’autre attrapa fébrilement avant de l’engueuler les dents serrées. Jane écarquilla quand elle vit distinctement une baguette et fonça tête baissée dans la foule pour rejoindre à toute vitesse l’appartement.

Elle fendit la masse, tentant d’éviter à tout prix de heurter qui que ce soit qui protesterait assez pour attirer l’attention et se jeta pratiquement sur le digicode de l’immeuble, qu’elle tapa avec une rare célérité. Puis l’entrée l’avala et elle délaissa l’ascenseur pour monter quatre à quatre les marches, comme si elle avait arrêté de fumer depuis bien plus longtemps que quelques semaines. Là, elle ouvrit la porte de son appartement en trombe et se précipita dans le salon. Harry et Severus étaient en train d’élaborer un plan pour se rendre à l’Impasse en toute discrétion, tandis que Luna s’évertuait à comprendre le fonctionnement du smartphone pour utiliser la fonction carte.

« Vous en avez mis du temps, se plaignit Severus sans même relever la tête de la liste qu’il établissait. Les Moldus ont renoncé au papier qu’il soit si difficile de trouver une carte ?

— Il y a deux mecs pour nous dans la rue. »

Severus cligna des yeux et fondit sur la fenêtre, baguette tirée. Il observa en contrebas au travers des stores tirés.

« A quoi ressemblent-ils ?

— Deux hommes, costume gris foncé, gants noirs, entre vingt et trente-cinq ans. Ils ont une carte et l’un d’eux a l’air facilement irritable. C’est lui qui a voulu utiliser sa… son instrument, se reprit-elle en censurant tout mot compromettant.

— Ils sont où, précisément ?

— Quelques mètres. J’en sais pas plus. Vous deux, ajouta Jane. Prenez vos affaires et mettez tout dans le sac sans fond.

— Vous êtes sûre qu’ils sont là pour nous ? demanda Harry.

— Ca n’a aucune importance, je prends pas le risque, répliqua Jane en commença à fourrer dans le sac ses papiers, cartes et autres chargeurs. Rangez le canapé, ne laissez aucune trace de votre passage chez moi. Je sais pas pourquoi ils sont là, mais je préfère…

— Je les ai, coupa Severus, tendu. Ils cherchent le nom de la rue, je crois. C’est une adresse qu’ils ont, pas une indication précise comme Al… le vieux m’avait donné. Dépêchez-vous nous n’avons plus beaucoup de temps. Vous souvenez-vous de vos noms d’emprunt ?

— James, acquiesça Harry.

— Elisabeth, soupira Jane en fourrant dans le sac une grosse trousse qu’elle tira de sa chambre.

— Miroslava…

— Cesare.

— Ouais… Vous deux côté discrétion, on repassera, commenta Jane. Ils en sont où, du coup, Césare ?

— Dépêchez-vous ! »

Jane balaya d’un regard son appartement et hocha la tête en se mordant la lèvre.

« On n’a plus le temps, vous avez tout ?

— DÉPÊCHEZ-VOUS ! répéta Snape plus fortement.

— Okay, on dégage ! »

Elle ouvrit la porte et leur fit signe de foncer dans le couloir. Elle referma à clef et s’arrêta un instant pour réfléchir. Croisant le regard de Severus, puis de Harry, elle hocha la tête.

« On va prendre l’ascenseur. »

Ils s’y engouffrèrent tous les quatre, le cœur battant la chamade alors même qu’ils entendaient nettement la sonnette du hall indiquer que quelqu’un avait ouvert la porte. Ils étaient persuadés qu’il s’agissait des Sorciers à leurs trousses. Sans doute avaient-ils eux aussi utilisé un charme sur le malheureux digicode. Coincés dans la cage d’ascenseur à écouter Taylor Swift leur ordonner : « Look What You Made Me Do », les quatre comparses sentaient la tension monter à mesure que l’élévateur descendait. Et si les Sorciers n’avaient pas peur de prendre une machine Moldue et attendaient en bas de pouvoir l’emprunter ? Jane attrapa le bras de Severus pour l’obliger à le passer autour d’elle, tandis qu’elle donna un coup de coude à Harry pour qu’il fasse de même avec Luna. Elle tira son portable de sa poche, prête à inventer n’importe quelle conversation Moldue tout à fait passionnante. La porte s’ouvrit soudain, et ils expirèrent avec soulagement. Personne ne les cueillait. Jane se dirigea en direction de l’entrée tandis que Severus s’approcha des escaliers et tendit l’oreille avec attention. Il hocha la tête et fit signe que les Sorciers étaient bien en train de monter les étages en pestant. Jane le pressa de sortir avec eux et bientôt, la foule dense les avala parmi les anonymes.

« Venez ! cria Jane. On va se poster au café veggy pour les épier.

— Vous plaisantez Pro…

— James, coupa Severus en grimaçant devant le prénom. Tu ferais bien de lui faire confiance, elle ne s’est pas trompée jusqu’ici. »

Jane écarquilla les yeux de surprise, et sourit avec tendresse.

« Merci, allez, venez, on pourra très bien les entendre d’ici. »

Ils s’installèrent en terrasse, malgré le froid et l’incroyable passage. Le serveur à la barbe impeccable les regarda de travers en demandant s’ils étaient certains de vouloir absolument être dehors, ce à quoi Jane répliqua qu’elle était fumeuse. Il capitula, non sans leur rappeler que les cuisines étaient fermées et qu’ils n’auraient que des boissons, froides.

« Tu es sûre qu’on les entendra d’ici ? demanda néanmoins Severus.

— Je ne sais pas, c’est hyper bruyant. Mais si on se rapproche à quatre, ça sera suspect.

— Restez ici et moi j’y vais, proposa Harry.

— C’est ça, quelle idée brillante. Non, toi, Elisabeth et Miroslava vous buvez votre jus de cassis…

— Fenouil.

— Peu importe et je…

Non. Nous y allons tous les deux, Césare, parce qu’ils s’attendent certainement à ce que celui qu’ils cherchent en prio soit précisément en train d’espionner, tout seul. »

Jane ne lui laissa pas le temps de réfléchir et se leva, lui prenant la main pour l’amener dans la foule. Harry inspira soudainement alors qu’il les voyait disparaître par intermittence parmi les gens. Luna posa une main rassurante sur sa cuisse et prit le verre de jus étrange pour trinquer avec lui.

« On va jouer les gens normaux. » Proposa-t-elle d’un ton excessivement sérieux.

Jane et Severus s’arrêtèrent en plein milieu, juste devant la porte d’entrée, et la jeune femme chercha sur son smartphone un restaurant dans le coin.

« Qu’est-ce que vo-tu fais ? chuchota Severus en regardant en coin la porte d’entrée.

— J’agis normalement.

— En t’arrêtant en plein milieu pour regarder ton écran ?

— Exactement. »

La porte s’ouvrit à la volée, les deux Sorciers ressortant rouges de colère. Ils regardèrent partout autour d’eux, cherchant du regard leurs cibles. Ils détaillèrent avec attention les visages des Moldus qui passaient, cherchant manifestement des gens correspondant à la description qu’on leur avait donnée. Severus se tendit contre Jane, les observant du coin de l’œil en faisant mine de regarder le portable de son amie. Jane coula un regard en biais, et quand elle vit le petit nerveux froncer les sourcils en les fixant avec une trop grande attention, elle éclata de rire et pressa ses lèvres contre celles de Severus. Il écarquilla les yeux de surprise, avant de la prendre dans ses bras dans une étreinte passionnée lorsqu’il comprit.

« Eh ben…, murmura Harry. Ils poussent loin la couverture… ! »

Jones se désintéressa immédiatement du grand maigre occupé à échanger ses miasmes avec une femme, et pesta :

« Par Merlin ! J’t’ai dit que c’était une mission impossible !

— Shhhht, le corrigea son comparse. Fais attention à ton langage.

— Et après ? Regarde-les tous, on dirait des… des… je sais pas des fantômes errants, ils passent. Comment tu veux qu’on trouve quoi que ce soit ici ?

— C’est pourtant bien ici, j’en suis certain. J’ai épluché les signalements d’activité anormale, il y a eu quelques pics ces deux dernières années.

— Mais pas depuis qu’ils sont en escapade. Laisse tomber Rolland. La Brigade n’a qu’à s’en charger elle-même, pour ce que ça me change… »

Jones commença à partir, passablement agacé. Il s’arrêta soudain en plein milieu, donnant des sueurs froides à Harry qui crut qu’il avait été repéré :

« Hey, hurla-t-il à l’adresse de son collègue. T’as d’quoi payer pour ici, ou pas ? J’en ai marre de bouffer des sandwichs du Ministère, là…

— Tu devrais hurler plus fort encore, imbécile… Oui, j’ai de l’argent, s’approcha Rolland de mauvaise grâce. Mais on est en mission, on n’a pas le temps.

— C’est bon, on peut se mettre au chaud deux secondes, il y a… »

Jones s’arrêta soudain en observant Harry. Jane et Severus virent la scène et se tendirent, prêts à bondir à la moindre occasion. Le gentil couple que les Sorciers voyaient en terrasse était mignon, pour des Moldus. Elle avec ses cheveux roses et lui avec son col roulé… Mais sa tête lui disait quelque chose, Jones en était convaincu. Un jeune homme, bien battit, brun et aux yeux d’un vert aussi extraordinaire, est-ce que ça ne serait pas… Ses yeux allèrent lentement en direction de la cicatrice, tandis qu’Harry se rendit compte qu’il ne l’avait cette fois pas masquée, il paniqua. Et alors que Severus lâchait précipitamment Jane pour foncer en direction des Sorciers, Luna jeta le contenu de sa boisson au visage d’Harry en criant :

« Comment ça tu as oublié notre anniversaire ?!? »

Elle se leva en trombes et fit mine de partir, tandis qu’Harry se lança à sa poursuite, se reprenant de justesse :

« Chérie, attends ! »

Jane traversa rapidement la rue, leur indiquant le kiosque où elle était venue acheter plus tôt sa carte et leur fourra des magazines pris au hasard dans les mains. Snape resta en arrière, guettant la réaction des deux Sorciers qui semblaient sonnés par la situation.

« En voilà un qui va passer une sale journée s’il ne se rattrape pas… commenta Rolland en levant les yeux au ciel.

— Le gosse, j’ai cru que…

— Quoi ?

— J’sais pas, on aurait dit que c’était Potter.

— Pas de lunettes, l’air d’avoir vingt-cinq ans et se faisant martyriser par sa petite copine ? Tu crois vraiment que dans la situation dans laquelle il est ça serait lui ?

— J’sais pas… »

Severus se retourna, tendant l’oreille encore par acquit de conscience.

« On cherche une garde rapprochée, je te signale. Si tu n’as pas vu l’autre taré…

— Qui dit qu’ils sont ensemble, finalement ?

— Toutes les infos en notre possession. Jones, détends-toi, on va surveiller leur planque maintenant qu’on sait où ils sont. Quoi encore ?! s’agaça le Sorcier la main sur la poignée du bistrot.

— Rien… Une impression. L’impression d’être surveillé. J’dois être parano.

— Si seulement c’était là ton seul défaut… »

Severus tourna les talons et traversa la rue.

***

Draco agita sa baguette et ouvrit sa vieille malle. Dedans, il repoussa un livre sur les sortilèges avancés, une petite boîte fermée où il rangeait les lettres qu’il recevait, quelques sachets de soie entourant certains vêtements, et un vieux cristal de résonnance qui ne vibrait plus, serti de pierres d’onyx. Quand il arriva au fond, il fit courir la pointe de sa baguette contre le cuir qui se craquela dans un léger flash lumineux, révélant un autre fond dans lequel reposait un coffre cerclé de fer. Draco apposa sa main contre la serrure, prononçant un mot à voix basse et il s’ouvrit. Il ne contenait qu’une seule chose, une chose que le jeune homme ne pouvait garder en sécurité auprès de lui ou dans sa tête : un écrin qu’il avait fait faire spécialement pour son contenant, qui était lui aussi fermé par un sortilège. Il l’ouvrit d’un dernier tour de magie et retira la minuscule fiole de Felix Felicis qui semblait bien ridiculement anodine au regard de toute la sécurité l’entourant. C’est que Draco Malefoy était loin d’être un imbécile, et il savait avec raison qu’aucun Serpentard n’aurait dit non à la chance. Il l’ouvrit et la bue immédiatement. Draco ne savait pas trop à quoi il s’attendait avec cette potion, les effets étant très peu explicités dans les livres puisqu’apparemment chaque expérience était unique, mais il apprécia tout particulièrement l’impression d’être totalement libre et certain de lui pour la première fois depuis une éternité. Il attrapa le cristal cassé et détacha d’un geste sec les onyx, prit une des écharpes de costume pliée dans un papier de soie, avant de remettre sa cachette en place et de se relever, retrouvant nez à nez avec Blaise Zabini.

« Il n’y a personne dans la Salle Commune, lui dit ce dernier.

— …

— Et je ne t’ai pas vu.

— Pourquoi me dis-tu cela ? »

Draco regardait ce qui s’approchait le plus d’un ami pour lui, avec la suspicion propre à tout Serpentard dans sa situation. Blaise le fixa de son regard perçant, et le blond se surprit une nouvelle fois à se dire que les rumeurs à propos de sa mère étaient probablement vraies.

« Une rixe avec Londubat… ? Aucun de vous n’a intérêt à perdre son sang-froid.

— …

— Et ils te pressent de plus en plus pour prendre la Marque.

— Tu ne l’as pas non plus, répondit Draco qui se rendit compte qu’il ignorait en réalité ce fait.

— Non. Mais je ne suis un enjeu pour personne.

— Pourquoi tu fais ça ? Qu’est-ce que t’as à y gagner ?

— Et toi ? Tu sais très bien que la vraie question est « qu’est-ce qu’on a à perdre ». Tâche seulement de te souvenir de moi au moment opportun. »

Draco esquissa un léger sourire, était-ce là l’effet de la potion ou bien la preuve qu’il avait vu juste sur Zabini depuis des années ? Il avança la main en direction de Blaise et hocha la tête :

« J’ai de toute façon des projets pour toi, promit-il.

— Je ne suis pas un mannequin.

— Nous en reparlons. »

Draco le dépassa et hésita brièvement sur le seuil de la porte. Un Gryffondor aurait sans doute dit « merci », avec des trémolos dans la voix, et quelque chose le poussait à le faire. Il hésita longuement et Blaise ricana :

« Tu me remercieras quand tu me donneras ce que je veux. »

Draco cligna des yeux et rougit, l’impression que la potion dansait dans son ventre en chantonnant une sérénade dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Il passa la porte d’un air guilleret, confiant pour la suite.

Zabini avait dit la vérité : il n’y avait personne dans la Salle Commune et il put sortir sans être remarqué. Les couloirs étaient déserts et Draco remercia une nouvelle fois la politique ultra-répressive de l’école pour avoir su mater la quasi-totalité des élèves. Surprenamment, c’était même les Gryffondors qui s’étaient montrés les plus abattus et les plus faciles à faire rentrer dans le rang. Oh, bien sûr, ils s’étaient montrés insolents, avaient eu quelques revendications au début, mais… les punitions vicieuses et toujours à la limite de la loi avaient eu raison pour la plupart de leur bravade. À ce jeu, c’était les Serdaigles qui s’étaient montré les plus retors, rivalisant même avec les Serpentards quand il s’agissait de jouer avec les règles de l’école et d’énerver au plus haut point l’équipe enseignante. Pour autant, ils n’allaient pas dans les couloirs en dehors des heures autorisées, n’ayant aucun intérêt à cela. Draco put donc se glisser jusque dans le Grand Hall sans difficulté, où l’attendait Londubat qui tentait de se fondre derrière une armure. Il pouffa de rire :

« Tu fais une tête de plus qu’elle, crois-tu vraiment qu’on ne te remarque pas ?

— Tu devrais parler plus fort… Tu l’as ?

— Je l’ai pris, oui, ronronna Draco en s’approchant de l’armure.

— Donne-la moi.

— Je veux dire que je l’ai bue.

— QUOI ?! Mais tu…

Tututut, c’est ma potion qui a permis de gagner cet élixir, c’est donc moi qui dois expérimenter. Où dois-je aller, maintenant ?

— Aux cuisines, et laisse-moi parler dans l’immédiat, s’il te plaît, je te rappelle qu’il y a Dobby.

— Je sais. Tu peux faire confiance à cette potion et donc au vieux, un peu ? Nous savons ce que nous faisons. »

Draco le dépassa, donnant l’impression de glisser sur le sol et Neville comprit que son attitude nonchalante était seulement un des effets secondaires. Lui se sentait particulièrement anxieux. Pas seulement parce qu’il craignait qu’on ne les découvre, mais parce qu’il sentait au plus profond de ses tripes que la résolution qu’il attendait tant à ce propos était à sa portée. Et cette idée l’angoissait autant qu’elle le grisait : il allait se retrouver en contact avec quelque chose d’une rare malfaisance. Il les amena devant le tableau qui conduisait aux cuisines et chatouilla le fruit qui leur ouvrit le passage. Durant toute l’opération, Draco ne cessa pas de glousser comme un enfant en se promettant à voix haute de revenir chiper quelques douceurs. Ils arrivèrent enfin aux cuisines, et alors que Neville pensait les annoncer, Draco lui passa devant et héla directement son ancien serviteur. Dobby pâlit brusquement en le voyant, se tassant instinctivement face à lui, avant de se reprendre et d’adopter immédiatement après une posture très agressive et de tenter de se grandir.

« Vous n’avez rien à faire ici ! Je vous ai déjà dit que vous ne pouviez plus venir Lord Londubat ! Et vous osez venir avec lui ?! »

Neville allait bredouiller quelque chose quand Draco s’agenouilla lentement en baissant la tête.

« Je suis là pour te présenter mes excuses, Dobby. J’aurais dû le faire il y a longtemps, mais je ne pouvais le faire jusqu’ici. »

L’elfe écarquilla ses grands yeux globuleux, avant de froncer à nouveau les sourcils et rougir de colère.

« Je ne vous crois pas ! Je sais très bien comment vous êtes, c’est terminé, Dobby est un elfe libre, Dobby n’a plus à entendre des mensonges de ceux qui ne seront plus jamais ses maîtres ! »

Draco plaça alors l’écharpe soigneusement emballée dans le papier de soie devant lui, à même le sol, et, toujours les yeux baissés ajouta.

« Je sais ce que je t’ai fait. Je me suis montré cruel, colérique, méchant et injuste. Et par-dessus tout : je me suis montré ingrat, alors même que tu as pris soin de moi quand j’étais bébé puis tout jeune enfant. Je sais que je ne pourrai jamais me faire pardonner, mais je te prie de croire que je regrette la façon dont je t’ai traité, et que je reconnais et respecte ta liberté. »

Ce faisant, il déplia le papier, révélant une magnifique écharpe tissée de laine si fine qu’elle en brillait légèrement. Draco la poussa en avant, sentant chaque impulsion de la potion dans ses gestes et ses mots, regardant avec une certaine distance ce qu’il venait de dire. Une part de lui se demanda : avait-il jamais eu conscience de ce que lui et sa famille avaient fait à Dobby ? Mais il n’était pas là pour se poser ce genre de questions, il avait un but précis en tête. L’elfe, lui, sembla oublier cette possibilité, car il s’approcha, les mains tremblantes.

« C’est… c’est pour moi ?

— Oui. Cela ne réparera jamais mes torts, mais je souhaitais te… remercier pour tout ce que tu as fait. » Ajouta Draco très inspiré.

Neville n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles et il continua de se taire, observant avec une certaine fascination les effets de la potion sur quelqu’un comme Draco. Il se demanda si le Felix Felicis aurait agi autrement si quelqu’un d’autre l’avait bue. Qu’est-ce que la potion aurait fait pour lui ?

« Tu n’es pas la seule personne auprès de qui je dois faire repentance. » Ajouta le blond tandis que Dobby enroulait déjà son écharpe autour de son cou. « Je suis également là pour Kreattur. »

Les elfes relevèrent la tête et regardèrent Neville avec suspicion, Dobby fronça à nouveau les sourcils.

« Pourquoi Kreattur ? Il n’a jamais été à vous.

— Non, mais il a été à… mon cousin, qui ne l’a pas bien traité non plus.

— Vous avez une écharpe pour lui aussi ? demanda Dobby avec un léger soupçon de jalousie dans la voix.

— Non, nous avons… des souvenirs en commun. »

Draco empêcha sa voix d’aller trop vers les aigus, ce qui aurait trahi sa surprise. Il avait l’impression de perdre pied dans un léger fleuve argenté. Il n’était pas certain de devoir lâcher prise, et un rapide coup d’œil de la part de Neville lui confirma que ça commençait à se voir. Pouvait-il annuler les effets de la potion en luttant contre ? Il inspira profondément et tenta de replonger à nouveau dans un état presque comateux. Dobby n’avait manifestement rien remarqué parce qu’il finit par hocher la tête, avant de menacer de son index :

« Très bien, Draco, Monsieur. » Commença-t-il en lui marquant pour la première fois une formule de politesse. « Mais si cela se passe de la même manière qu’avec Lord Londubat, je vous mettrais dehors moi-même. »

L’assurance du petit elfe qu’il avait connu si misérable et si triste durant toutes les années de servitude au manoir Malefoy surprit Draco et le mit légèrement mal à l’aise. Comme si le fait de le voir se comporter comme un égal lui faisait prendre conscience de l’injustice qu’il avait pu vivre. Draco chassa ça de sa tête, agacé profondément que le Felix Felicis se transforme davantage en potion d’empathie qu’en réelle solution. Il n’était pas là pour ça, et pourtant, sa langue se délia d’elle-même :

« Tu es seul maître ici, si j’ai bien compris. Nous nous plierons à tes règles. »

Cette phrase parut être le sésame qu’ils attendaient tous, car Dobby sourit pour la première fois et les présenta presque immédiatement à la porte qui enfermait Kreattur. Il frappa et annonça :

« Kreattur, c’est Dobby, deux Sorciers veulent te voir : Lord Londubat…

— Je n’ai rien à dire à ce traitre à son sang, ce…

— Et Monsieur Draco Malefoy. »

Les vociférations s’arrêtèrent immédiatement et la porte s’ouvrit, révélant le vieil elfe renfrogné et sa pile de légumes à éplucher. Il les observa méchamment, d’un œil particulièrement méfiant, comme si Dobby avait dit cela dans le but de le manipuler, mais quand il vit Draco, qu’il repérât son blond cendré, ses yeux gris glacés et son port noble, il reconnut ici le sang des Malefoy… et évidemment certains traits de Black. Sa voix et son visage s’adoucirent instantanément, comme un vieux parchemin que l’on repasserait.

« Kreattur est honoré de recevoir l’héritier de la noble et ancienne maison Malefoy. Kreattur est enchanté de rencontrer enfin l’enfant de Madame Narcissa Black. »

***

Cela faisait déjà un bon quart d’heure qu’ils marchaient dans la foule, suivant Jane sans broncher. Cette dernière les éloigna très rapidement de l’endroit où les deux Sorciers les avaient repérés, et les amenait semble-t-il en direction d’une bouche de métro.

« Attendez ! l’arrêta soudain Severus en la fixant avec inquiétude. Vous nous conduisez où au juste ?

—  Loin d’ici, rien ne dit qu’ils sont seuls et s’ils quadrillent actuellement les parages dans le but de nous trouver, nous avons tout intérêt à changer de quartier… pour ne pas dire de ville. » Termina-t-elle en marmonnant.

Severus aurait aimé la contredire, mais Jane avait parfaitement raison, ils étaient traqués et manifestement leurs ennemis – le Ministère ou bien Voldemort – savaient qu’ils se cachaient dans le monde Moldu. C’était à prévoir, Voldemort avait deviné la nature même de Jane lorsqu’il l’avait vue à Poudlard. Snape fronça les sourcils en regardant son amie. Voldemort avait même deviné la nature de leur relation. Un léger soulagement s’empara de lui quand il se dit que sa couverture avait été révélée au bon moment, si Jane avait été un quelconque moyen de pression…

« Bon, le problème est qu’il faut qu’on puisse dormir quelque part, maintenant. Et je ne roule pas sur l’or non plus, il me reste quelques économies, mais hors de question d’aller à l’hôtel pendant des jours et des jours… À moins d’en finir dans le mois… ? »

Elle jeta un regard plein d’espoir à Severus, occupé à ressasser la faiblesse que cette femme représentait pour lui et le danger qu’elle faisait donc planer sur sa propre vie. Il ne lui répondit pas.

« Se-Cesare ? Vous m’écoutez ?

—  Non.

—  Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle en s’approchant.

—  Pas ici. Vous… tu sais où l’on va ?

—  Eh bien… Je suppose à l’hôtel le temps que je trouve une autre solution, mais comme je te disais, si ça dure des semaines, on va vite être à la rue. On pourrait faire autrement, mais je ne compte pas impliquer mes amis ou ma famille davantage, même s’ils… »

Elle pâlit brusquement et échangea un bref regard avec lui. Il sembla comprendre son cheminement de pensées, et se rendit compte brutalement qu’ils avaient probablement tous les mêmes inquiétudes. Le fait d’être concerné également par ce genre de dangers l’agaça profondément.

« C’est ainsi, Elisabeth. Nous prenons tous le risque de voir des gens qu’on aime mourir. À nous de ne pas nous laisser submerger par ces craintes, car c’est exactement ce que nos ennemis attendent de nous. »

Luna jeta un bref coup d’œil entendu à Harry qui lui fit signe qu’il fermait sa bouche à clé. Les deux jeunes gens suivaient docilement Jane et Severus dans le métro, donnant presque l’impression d’ados derrière leurs parents. Jane ne répondit pas durant l’attente du métro, préféra attendre qu’ils montent dans une rame. Contre Severus, elle lui glissa à l’oreille, assez bas pour que le roulement des rails empêche Harry et Luna d’entendre :

« C’est à ça que vous pensiez, lorsque je vous ai interrompu ? Que fuir sans nous serait autrement plus simple, que vous preniez moins de risque émotionnellement, seul ? »

Severus cligna des yeux, conscient du regard scrutateur de Harry sur lui. Potter comprenait-il la teneur de leur conversation ? Il abaissa le visage pour le cacher dans les cheveux de Jane :

« Ma vie était effectivement plus simple.

—  Vous avez peur de me perdre ?

—  Vous ne croyez pas que vous avez plus urgent à penser ? Comme nous trouver un lieu d’atterrissage et réfléchir à la façon dont on va rencontrer notre « amie » ? gronda-t-il.

—  J’arrive à y réfléchir en même temps, éluda-t-elle. Vous évitez la question.

—  Je n’ai pas à vous répondre. Est-ce que je vous harcèle sur votre peur de perdre vos amis et votre famille ?

—  Ça n’a rien à voir, murmura-t-elle en tournant finalement son visage vers lui. J’ai toujours eu des amis et une famille, ça n’a rien de nouveau pour moi de me lier à des gens. »

Snape pinça des lèvres, accusant le coup et lui répliqua, glacial :

« Je me suis déjà lié à quelqu’un… »

Harry sentait la tension entre deux et voulait intervenir, mais encore une fois, Luna l’intima au silence.

« Je ne suis pas Lily, trancha Jane calmement. La situation n’a d’ailleurs rien à voir.

—  Oui, le Seigneur des Ténèbres veut notre mort à tous les deux.

—  Je ne lui ai rien fait… On descend au prochain, annonça-t-elle à voix haute aux deux jeunes gens.

—  Vous êtes Moldue, et vous êtes… »

Il se tut, l’observant intensément. Pouvait-elle arrêter de faire ça ? Ne pouvait-elle pas tout simplement accepter qu’il ne veuille pas en parler ? Le train ralentit et les portes s’ouvrirent alors que la dame au timbre clair annonça la station en trois langues différentes. Jane fit un signe de tête et ils redescendirent. Severus profita de cette coupure pour ne plus terminer sa phrase et Jane les emmenèrent encore une fois à l’extérieur. Luna laissa échapper un gloussement de plaisir quand la surface leur révéla ses secrets. S’ils avaient trouvé que le quartier où vivait Jane était peuplé, ce n’était pourtant rien en comparaison avec celui-ci. Une foule compacte de gens qui allaient et venaiet, portant des vêtements et des coiffures plus hétéroclites et insolites encore que près de chez elle, les submergea. En fait, Severus fut même assez surpris de voir qu’il y avait beaucoup de personnes de couleur, des jeunes qui faisaient passer Luna pour quelqu’un d’habillé sobrement, et des vieux parcheminés qui s’habillaient soit de façon traditionnelle, soit avec des vêtements de punks issus des années 70.

« Où sommes-nous ? demanda-t-il, curieux.

—  Brick Lane. C’est pas très loin de chez mes parents, finalement, mais c’est surtout pas loin de votre lieu de rendez-vous. C’est dense, donc ça sera plus difficile encore de nous trouver, les gens sont très variés et se fichent de votre look… et c’est quand même financièrement abordable.

—  Vous comptez finalement prendre une chambre ?

—  Si nous n’avons pas le choix. Un appart’ à la semaine si on peut se le permettre. Je n’allais pas nous expatrier à l’extérieur de la ville pour aller faire du camping, quand même ! Vous croyez qu’on va trouver par hasard ce qu’on cherche dans les bois ? »

Jane éclata de rire, mais sa nervosité était palpable. Elle était perdue, et il était évident qu’elle restait dans Londres parce que cette ville était la dernière chose de familier pour elle. Son monde s’écroulait, et Severus mésinterpréta son choix :

« Nous n’irons pas voir…

—  Je sais, coupa-t-elle. Et de toute façon si j’avais voulu les surveiller, j’aurais pris une piaule à Newham. Bon, cessez de me tarauder avec ça, vous voulez pas parler de vos inquiétudes, on n’évoquera pas les miennes. Je vais nous trouver quelque chose, vous, posez-vous dans un bistro pour manger un bout.

—  Et on vous contacte comment… ? »

Jane s’arrêta dans son élan et s’agaça. Elle les regarda comme s’ils étaient des enfants en bas âge collants et incapables de se débrouiller seuls. Ce qu’étaient finalement des Sorciers en monde Moldu sans utilisation de la Magie.

—  Très bien ! lâcha-t-elle de mauvaise grâce. Vous allez aller… » Elle pianota sur son téléphone et trouva quelque chose qui sembla la satisfaire, avant d’indiquer sur son écran un plan, puis une direction : « Faites-vous un Indien. Vous traversez la rue, contournez le marché aux puces qui doit encore être actif, par la droite, et vous y arriverez.

—  Notez-le moi sur le plan.

—  Vous et votre plan… Okay, James, tu sauras le guider si besoin ?

—  Je suis parfaitement capable…

—  Oui, oui, s’amusa Harry en regardant à son tour le smartphone pour reporter l’adresse comme il put avant de commencer à ouvrir la marche.

—  Normalement, à midi, je devrais être revenue. Essayez de ne rien faire de stupide. »

Snape allait répliquer que c’était plutôt sa réplique, mais Luna le prit de court de façon tout à fait désarmante :

« Aucune inquiétude, Lise, on sera là pour qu’il ne se perdre pas. »

Jane fila dans un éclat de rire qui lui fit le plus grand bien, laissant seuls les deux ados et leur chaperon qui se renfrognait à vue d’œil. Severus s’attendit à ce qu’Harry lui lançât une œillade moqueuse, mais le jeune homme le fixait avec gravité :

« Il reste quatre heures avant votre… ton rendez-vous. Nous devons nous hâter si nous voulons pouvoir repérer les lieux calmement.

—  Vous ne viendrez pas, trancha Severus en cherchant du regard la direction par rapport au plan.

—  Elle ne vous laissera pas y aller seul et moi non plus, c’est dans cette direction.

—  Et moi non plus, tout compte fait. Les quartiers sont grands, ajouta Luna. Nous pouvons très bien faire du tourisme en vous attendant.

—  L’endroit va grouiller de gens comme nous, rien ne dit que ça n’est pas un piège de notre Ministre de la Justice sur ordres, et…

—  Encore faut-il qu’ils nous reconnaissent, coupa Harry. Non, c’est encore après cette rue.

—  Fichue carte approximative… Les deux envoyés ont eu des doutes à ton sujet, ta cicatrice est visible, surtout si tu continues de ne pas la masquer.

—  Oui, oui, je sais. J’ai commis une erreur, mais…

—  Une erreur qui aurait pu nous coûter la vie. »

Snape s’arrêta en plein milieu et le dévisagea froidement. Harry fronça les sourcils et mit les poings sur les hanches :

« Stop, on ne se lance pas dedans. Je n’ai pas envie, et je n’ai pas à vous servir de cible pour que vous passiez vos nerfs. Ouais, j’ai fait une erreur et je vais la corriger, mais vous croyez qu’aller les espionner était plus sage ?

—  Je pensais que vous ne vouliez pas de dispute. » Répliqua Snape, goguenard, adoptant à son tour le vouvoiement qui les ramena dans les cachots.

— Vous cherchez l’affrontement, parce qu’elle vous a agacé tout à l’heure, je ne suis en rien responsable de vos problèmes de couple ! »

Harry savait qu’il visait juste et que le dire à voix haute était sans doute la pire erreur à commettre en pareille situation. Un tic nerveux agita la joue de son ancien Professeur et ses yeux s’assombrirent tant qu’ils devinrent des billes d’onyx semblables à des yeux d’animaux. Le jeune homme vit qu’il l’avait profondément mis en colère.

« Ne vous avisez plus jamais de me parler de ça, martela Snape d’une voix dangereusement basse. Vous n’avez aucune idée de ce dont vous parlez et vos fantasmes d’ados à propos des relations humaines ne m’intéressent pas. Assumez de nous avoir mis en danger avec votre négligence et trouvez-nous cet Indien dont elle parle. »

Harry se tut et retourna à la carte, sachant pertinemment que son mentor était incapable de reconnaître quoi que ce soit quand il était dans ce genre d’états. Luna, qui semblait n’avoir aucune notion du danger, répondit néanmoins :

« C’est le fait qu’il vous fasse remarquer que vous êtes injuste, ou c’est le fait qu’on ne fasse plus semblant de ne pas avoir compris pour vous et Elisabeth qui vous énerve autant ? »

Harry sentit ses entrailles se contracter, il aurait tant voulu qu’elle se taise, mais il aima davantage son amie pour sa lucidité et son audace. Severus, lui, était devenu livide :

« Je vous demande pardon, Miss ?

—  James sait comment vous mettre en colère, c’est vrai ; mais non, il ne se moquait pas de vous et de votre relation en parlant de vos problèmes de couple.

—  Je ne…

—  Oui, je sais, coupa-t-elle d’un ton presque tendre. Vous n’êtes pas du tout en couple avec elle, et non, vous ne vous êtes pas sentis en insécurité parce que James a évoqué certaines de vos dissensions. Tout comme je ne suis pas davantage en train de vous faire remarquer que James n’est pas responsable de vos inquiétudes et que nous avons tous très faim, ce qui n’arrange en rien les humeurs. »

Severus ouvrit la bouche, une foule de répliques plus mesquines et cinglantes les unes que les autres passèrent dans sa tête, mais il se sentit aussi démuni face à Luna que face à ses étranges copies écrites. Comme toujours, il comprenait la logique inhabituelle et pourtant implacable de la jeune fille, et bien qu’il aurait aimé balayer d’un geste de la main ses paroles, il était obligé de reconnaître qu’elle avait raison. Il n’était cependant pas obligé de le faire à voix haute. Il jeta un œil à Harry et hésita. Ce dernier haussa les épaules :

« C’est pas grave, je comprends, Cesare, adoucit Harry. N’en parlons plus si tu veux et concentrons-nous sur la suite de notre journée.

—  Vous ne venez toujours pas.

—  Il a dit qu’il ne fallait plus en parler, c’est que c’est entendu, s’amusa Luna. Oh, c’est ici, non ? »

Ils étaient arrivés dans une sorte d’échoppe minuscule avec une devanture aux couleurs délavées. L’endroit ne payait pas de mine et ils hésitèrent.

« Elle a donné un nom ?

—  Non, elle m’a dit « l’Indien », s’assombrit plus encore Severus.

—  Il y en a d’autres dans la rue, fit remarquer Luna.

—  Ce qu’elle peut m’agacer… ! Entrons, c’est forcément celui qu’elle a noté exactement et elle nous y cherchera.

—  Tu la connais bien, en fait… »

Harry avait glissé ça, l’air de rien, et Snape grogna pour la forme. Si l’entrée ne laissait rien présager de fabuleux, l’intérieur était vraiment très sympathique. Le Meraz ressemblait à une sorte de brasserie lounge avec des tables hautes de bois et des tabourets qui se glissaient dessous. Un jeune homme à peine plus âgé que Harry au teint foncé et à la beauté ravageuse les accueillit, chemise blanche en lin impeccable et pantalon de serveur à pinces noir. Severus demanda une table juste devant la grande vitrine pour pouvoir surveiller les allées et venues des passants dans la rue et on leur apporta bientôt une carte et quelques amuse-bouches épicées.

« C’est incroyable, murmura Luna, qui aurait cru que cela soit si confortable à la devanture ? Et puis c’est délicieux !

—  C’est la première fois que tu manges Indien ? » S’étonna Harry qui avait pu en goûter une fois chez les Dursley, un jour que Dudley n’avait pas voulu toucher à son assiette, prétextant que c’était trop bizarre pour lui.

« Il est rare que les… gens comme nous testent autre chose que leur nourriture traditionnelle, tu sais, répondit Severus avec un soupçon d’agacement dans la voix.

—  Donc, c’est ta première également ?

—  Non. Ta mère adorait manger Indien. »

Harry avala de travers sa boulette de lentilles et allait demander à Severus de répéter, mais il comprit en voyant son ancien Professeur fixer la vitre qu’il avait répondu ça plus par réflexe, que volontairement, il était inutile de lui faire davantage remarquer que certaines choses chez lui avaient changé. On leur demanda ce qu’ils voulaient boire et manger, et alors que les jeunes gens s’apprêtaient à faire bombance, Severus les rappela à l’ordre en le faisant remarquer qu’ils devaient faire attention à leurs économies. Ils prirent donc un grand plat pour plusieurs, simple et copieux, et tâchèrent d’en garder pour Jane.

« À quoi ressemble l’Impasse ? demanda finalement Luna en terminant son assiette.

—  Je l’ignore, Elisabeth m’a dit que, d’après son Gogole, l’endroit ressemblait à un vieux hangar désaffecté, mais dans cette partie-là de la ville, il y en a beaucoup. Je verrai une fois arrivé sur place.

—  C’est Google, c’est facile à dire, j’y arrive très bien… s’amusa Luna.

—  Oh, je sais… »

Severus laissa sa phrase en suspens, un léger sourire en coin, et Harry comprit que ce n’était pas pour eux que le Sorcier s’acharnait à déformer le nom de la firme américaine. La légèreté de leur conversation contrastait énormément avec ses propres inquiétudes. Il plia sa serviette en papier en petits carrés, bords à bords, avant d’ouvrir la bouche :

« Non. Je ne sais pas de quoi tu veux parler, mais je pense que ce n’est ni le lieu ni l’endroit. »

Severus l’avait coupé dans son élan, continuant de fixer la vitre, ne touchant pourtant pas au repas. Harry fut légèrement surpris que son mentor comprenne à ses manières qu’il avait quelque chose de délicat à dire. Il repensa à Ron qui lui disait qu’ils passaient trop de temps ensemble. Son ventre se serra brutalement à l’évocation mentale de son ami. Ron… Ron qui était aux mains de Voldemort, combien de temps tiendrait-il ?

« Bon, qu’est-ce qui t’agite comme ça, James ?

—  Je repense à mon ami… et puis je voulais te demander…

—  Il n’y a rien à faire pour lui dans l’immédiat. Tu dois te concentrer sur ta tâche et laisser ce sur quoi tu ne peux agir suivre son cours. Peu importe l’issue.

—  … Tu crois que notre Ennemi va se contenter de… de le… »

Harry prétexta leur discrétion pour éviter de le dire à voix haute, mais en réalité, il ne pouvait admettre que Ron ne meure. Il repensa à sa deuxième tâche lors du Tournois des Trois Sorciers et se demanda un instant si aujourd’hui Luna prendrait sa place sous l’eau.

« Tu penses à trop de choses en même temps, lui dit-elle en lui servant de l’eau. Ta respiration a changé trois fois de rythme.

—  … Il n’y a que toi pour remarquer ça.

—  Non, on est souvent attentif aux personnes qu’on aime, c’est tout. Regarde, Cesare a les yeux rivés sur la vitre. »

Harry se mordit la lèvre pour s’empêcher de rire quand il vit Snape contracter les mâchoires avant de décocher impassible :

« Si elle passe devant sans nous voir, je pourrai au moins lui courir après pour qu’elle nous retrouve.

—  C’est très romantique. »

Harry commençait assez bien à connaître l’un et l’autre pour savoir que Luna était simplement sincère, et que Severus commençait à rougir. Ce dernier détourna les yeux, répondant avec mauvaise foi :

« L’heure de notre rendez-vous approche, et je n’ai pas le temps de la chercher dans tout Londres sous prétexte qu’elle donne des explications nébuleuses !

—  Tu n’aurais pas cette inquiétude si tu te décidais à utiliser Google Map… »

Jane était revenue, les joues rougies par le froid et la tension, elle semblait légèrement soulagée et prit place à leur table.

« Tu as trouvé où nous loger ?

—  Oui, c’est réglé. On mange vite et on y va, je préfère qu’on prenne les devants pour repérer les lieux et savoir où on peut se planquer pour t’épauler.

—  Il est hors de question que vous veniez, j’ai été très clair, il me semble.

—  Ça, c’était avant qu’il n’y ait des traqueurs à nos basques. Je vais pas te laisser errer dans Londres avec ton plan de vieux, alors que je peux t’aider à trouver facilement. Et si c’est un piège, et qu’il y a du grabuge, tu pourras nous prévenir et soit on t’aidera, soit…

—  Et vous ferez quoi, hein ? Ils ont la Trace, et toi tu es…

—  Soit on avisera ! coupa Jane fermement en lui lançant un regard noir. Oui, je ne sais pas faire les mêmes choses que vous, mais je connais bien mieux Londres que vos comparses. S’il faut se fondre, on se fondra.

—  S’il tombe entre les mains de…

—  Notre mission est globalement foireuse, Se-sare. On n’est plus à ça près. Arrête de rejeter l’aide quand tu en as besoin.

—  Je sais ce que je fais, je l’ai fait pendant seize ans !

—  En fait, non, rectifia Harry qui savait qu’il n’aurait pas dû les interrompre. Pendant longtemps, Il n’était plus là, et…

—  Et je n’ai jamais baissé ma garde, car ses adeptes étaient tout aussi dangereux, voire pire. Si j’en avais fait autrement, je n’aurais jamais pu revenir auprès de Lui et alors vous auriez manqué l’essentiel des informations de l’Ordre ! »

Il semblait sur le point de se lever et de partir sans eux, Jane parut le croire, car elle posa une main sur la sienne et coupa court :

« Personne ne te dit que tu as tort de te méfier de tout, surtout en pareille situation. Mais la donne a changé, tu es officiellement un traître pour tout le monde. Tu n’as pas que ses sbires au cul, tu as aussi les fonctionnaires. On fait comment s’ils t’embarquent ou pire, hein ?

—  Oh, c’est mignon, vous ne pouvez plus vivre sans moi…

—  Bon, ça suffit, t’es chiant aujourd’hui. On est tous tendus par ce qui nous attend, ce n’est pas le meilleur moment pour discuter.

—  Je suis bien d’accord, taisez-vous tous, et prenons le café. »

Jane et Severus s’évitèrent du regard pendant les quelques minutes d’attente. Harry et Luna discutaient à voix très basse, se murmurant des choses dans les oreilles, ce qui acheva l’humeur de l’ancien Maître des Potions.

« Vous avez fini de vous comporter comme deux imbéciles enamourés ?! Vous ne pouvez pas être concentrés, silencieux et immobiles un quart d’heure ?!

—  Eh bien, votre papa a l’air pas commode. » Commenta le serveur à l’adresse de Harry.

Il déposa les cafés et thés sur la table, tandis qu’Harry et Luna riaient à gorge déployée. Incapables de s’arrêter, relâchant la tension des dernières heures, ils riaient et donnaient soudain l’air de deux ados parfaitement normaux. Jane pinçait des lèvres en évitant tant bien que mal de ne pas rire, avant de se pencher vers Severus pour lui glisser quelque chose à l’oreille. Ce dernier fronça les sourcils d’agacement, avant de rougir, puis d’esquisser un léger sourire et de hocher la tête.

« Admettons, glissa-t-il discrètement.

—  Je vais payer, lâcha Jane en se levant.

—  Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?! craqua Harry qui n’avait guère d’espoir quant à la réponse.

—  Que c’était cocasse qu’on pense que je sois ton père.

—  Quoi ?! Mais non ! Elle sait que… ?

—  Oui.

—  Tu ne vois pas qu’il se moque de toi, James ? Je ne crois pas que parler de ton père le fasse rougir. Elle a dû lui faire comprendre que les chuchotements n’avaient rien de désagréable. »

Harry fronça les sourcils et observa Severus pour voir s’il confirmait, mais ce dernier s’était levé. Luna avait visé juste et s’il fuyait la conversation, c’est que Jane avait vraiment dit quelque chose qui ne devait pas dépasser le murmure et qui n’avait rien à voir avec la liaison qu’il avait eu avec sa mère…

***

« Tu as bien connu ma mère, Kreattur, et je suis heureux de te rencontrer à mon tour. »

Draco avait légèrement incliné la tête tandis que le vieil elfe lui montrait avec déférence l’unique minuscule chaise pour qu’il s’y assoie.

« Le plaisir et l’honneur sont pour moi, Maître Draco. Narcissa Black n’était pas une enfant de ma chère et hélas disparue Maîtresse, mais elle l’aimait comme sa propre fille, je peux vous l’assurer. Oh oui, elle l’aimait tant ! « Sa petite fleur blanche », comme elle l’appelait. C’était sa nièce préférée, vous savez ? »

Neville était muet d’incompréhension. Comment cet elfe si mesquin, si imperméable à toute conversation pouvait soudain s’animer de mélancolie, voire de douceur et se révéler être un vrai livre concernant la famille Black ? Draco le regardait avec emphase, comme s’il rencontrait un membre de sa famille et le Gryffondor ne s’y trompa pas : la potion était à l’œuvre et uniquement la potion. Mais Kreattur ne s’en rendait pas compte, et c’était le principal. Felix Felicis influait-elle également sur les autres ?

« Et son attachement était réciproque. Mère me parlait beaucoup de ma grande tante Lady Black. Une femme d’exception à l’âme forte et au verbe acéré. »

Draco n’avait probablement jamais rencontré cette femme, ou bien était-il trop jeune au moment de sa mort pour pouvoir s’en souvenir. Neville savait donc qu’il ne s’agissait là aussi que de politesses. Lui connaissait bien le portrait de cet odieux personnage et les mots employés par le blond lui tirèrent un léger rictus. Durant son bref passage à Square Grimmaurd, il avait entendu le portrait les insulter copieusement, en particulier leur ancien professeur Smith qui, pour une raison qu’il ignorait, semblait canaliser la haine de la peinture. Les mots employés par Draco étaient de sacrés euphémismes, mais cela sembla plaire à Kreattur qui hocha la tête avec ravissement.

« Oui, oui ! Une femme d’exception que ma Maîtresse. Hélas pour elle, hélas pour nous, elle n’est plus et son héritage a disparu…

— Souillé, même, commenta Draco sombrement.

— Oui, oui ! Souillé par celui-là même qui lui a brisé le cœur ! Quelle honte que cet ingrat jouisse encore de cette maison qu’il ne mérite pas ! Et qui s’occupe du portrait de ma pauvre Maîtresse ? Qui l’ouvre de temps à autre pour lui permettre de voir le jour ? Oh… comme je suis triste pour elle…

— Triste, oui… elle qui a perdu ses deux uniques fils, restée sans descendance. Un trop tôt au service d’un noble combat et un autre par égoïsme pur qui détruit son héritage.

— Oui-oui… ce pauvre Maître Régulus… Il était le préféré, vous savez ? Il était le fils aîné que ma Maîtresse aurait dû avoir. C’est à lui que le titre de Lord devait revenir. Si seulement il… »

Kreattur se tut, soudain, de grosses larmes vinrent à brouiller son visage ridé comme un pruneau, avant que ses yeux ne lancent des regards inquiets de part et d’autre. Neville retint sa respiration, sentant qu’il mettait en péril la mission par sa simple présence. Il regretta immédiatement d’avoir tenu tête à Draco et d’avoir tant insisté pour venir. Puis, il se souvint que la potion était à l’œuvre et qu’il devait faire confiance au blond, coûte que coûte. Draco brisa la tension qui s’installait en soupirant :

« Je sais… J’aurais aimé le rencontrer, dit-il. Comment était-il ? »

L’attention de Kreattur se détourna de Neville pour revenir vers le blond, et l’elfe s’adoucit à nouveau.

« Maître Régulus… Maître Régulus était le meilleur Sorcier qu’il m’ait été donné de rencontrer. Et j’avais l’honneur d’être son ami. »

Draco sourit pleinement, tandis qu’en son for intérieur il se sentait particulièrement surpris. Comment l’elfe pouvait-il dire une telle chose ? A sa connaissance, le seul à avoir tissé un semblant d’amitié avec un de sa race était Potter, et il imaginait mal le cadet Black, élevé dans l’idée d’un suprémaciste Sorcier, s’attacher à un serviteur. Il aurait pensé de prime abord que c’était plutôt le genre de Sirius Black. Mais d’après Dumbledore et Neville, l’aîné avait, au contraire, été infect avec l’elfe, le traitant aussi injustement qu’il ne l’avait lui-même fait avec Dobby. Une sincère curiosité s’empara de lui, et la potion n’eut pas beaucoup à le pousser pour répondre :

« C’est un cadeau inestimable qu’il t’a fait. Tu as dû être très présent pour le mériter.

— J’étais là. Tout le temps, confirma Kreattur. Quand il est né, quand il pleurait la nuit, quand il avait des cauchemars… Maître Regulus était un petit garçon discret et très sage, poli, travailleur et qui avait à cœur de faire la fierté des Black. Il connaissait la valeur de son nom, il savait ce qu’il avait à faire. Contrairement à son ingrat de frère qui n’avait que de la colère, de l’anarchie et des insultes dans les veines pour Madame sa Mère et Monsieur son père.

— Il a eu de la chance que tu prennes tant soin de lui.

— J’ai été là, car c’était mon devoir ! De l’ingrat aussi je me suis occupé, mais il n’avait aucune reconnaissance, seulement le mépris qu’ont ceux qui se croient supérieurs alors qu’ils ne sont rien, cracha Kreattur.

— Mais Maître Regulus était très différent, répondit Draco en poussant l’elfe à lui parler. Il était devenu la fierté de ta Maîtresse en prenant la Marque. Mère m’a beaucoup parlé de notre estimé cousin et de ce jour glorieux pour leur famille. Père y a assisté et lui a tout raconté, à son tour, elle m’a raconté son intronisation à 16 ans. »

Neville jeta un bref coup d’œil à Draco en comprenant soudain une chose : ce dernier approchait de sa 17e année et n’était toujours pas marqué. La pression de ses camarades Serpentards-Mangemorts devait être écrasante et il fut surpris de sentir une once de respect l’étreindre en pensant que Draco avait enduré cela sans fléchir, continuant de résister coûte que coûte.

« Maître Regulus était très très fier ! confirma l’elfe. Même qu’il a été honoré d’une mission et a montré toute l’étendue de la confiance qu’il me portait… »

Kreattur passa soudain de la fierté à une infinie tristesse et tous comprirent alors que le nœud se trouvait là, que derrière ce silence se cachaient enfin les réponses à leurs questions. Neville eut soudain peur : et si les effets de la potion se dissipaient et qu’ils ne parvenaient pas à terminer ce pour quoi ils étaient venus ? Mais Draco prit immédiatement le relai :

« Je suis désolé Kreattur. Je sais qu’il est mort durant cette mission. La perte de ton ami doit être vraiment douloureuse.

— C’est… Il… Maître Regulus est mort à cause de moi, Monsieur. Il est mort, parce qu’il tenait au misérable et insignifiant Kreattur.

— Je sais, confirma Draco. C’est pour ça que je suis là, pour te permettre de livrer ton fardeau. De t’en débarrasser. Il est temps que tu te pardonnes, Kreattur, comme Maître Regulus l’aurait souhaité. »

L’elfe le regarda soudain légèrement méfiant et une alarme tinta dans l’esprit de Neville qui se demanda s’ils n’avaient pas atteint les limites de la potion. Mais Draco sortit alors une pierre d’onyx qu’il tendit à Kreattur avec un léger sourire d’apaisement.

« Je voulais te donner ceci pour t’aider. Puisqu’il n’y a plus d’héritier digne de ce nom de la maison Black, permets-moi de poursuivre son œuvre, au nom de ma mère et de mon cousin que je n’ai jamais pu honorer moi-même…

— Vous offrez une onyx à ce pauvre Kreattur ? s’émerveilla-t-il un instant. Vous… Vous êtes aussi généreux que…

— Je sais ce que tu as dû porter tout seul, Kreattur. Je sais que tu portes sur toi quelque chose d’aussi dangereux que douloureux.

— C…Comment ?!

— Oui, je sais que tu as avec toi cette chose maléfique que ton maître voulait détruire. Peut-être même est-il mort en essayant… ? Mon cousin, le dernier des Blacks, termina Draco théâtralement.

— Il est mort parce que… parce qu’il ne voulait pas… Il ne voulait pas… »

Kreattur semblait soudain accablé par de terribles souvenirs qui revenaient le hanter. Ses yeux voilés s’agitaient dans tous les sens tandis qu’il tremblait, aux prises avec un sanglot qu’il avait retenu pendant toutes ces années. Draco se pencha vers lui et referma sa petite main sur la gemme, l’enserrant des siennes avec une empathie que Neville n’aurait jamais soupçonnée.

« Prends ton temps, puise dans la pierre, tu connais son pouvoir, je te l’ai amenée pour ça. Il est temps pour toi de guérir, tu l’as amplement mérité. Il est temps pour toi de troquer la souffrance pour la paix. »

L’elfe ferma les yeux un bref instant, les larmes lavant son visage courroucé durant d’interminables minutes. Jusqu’à ce qu’il semble soudain épuisé et vidé, et qu’il ne s’assoie à même le sol, fatigué, repu de son chagrin. Il hocha alors la tête et sa voix reprit, assurée et douce pour la toute première fois :

« Maître Regulus a confié une mission au pauvre Kreattur, et Kreattur n’a pas pu la remplir. Kreattur est fatigué, Draco, Monsieur. Très fatigué. Maître Regulus me manque. Il aurait su comment détruire cette chose, mais il ne l’a pas dit à Kreattur. Et Kreattur a échoué. Il est tellement fatigué, maintenant.

— Je sais. Je prendrai le relai. Je t’aiderai à remplir cette mission, à travers moi, et nous honorerons la mémoire de mon cousin, du dernier des Blacks.

— Vous… vous savez comment faire ? renifla l’elfe en regardant cette fois Draco et Neville en même temps.

— Oui, répondit finalement Neville après un court instant d’hésitation. Nous l’avons déjà fait. Regulus a été le premier à découvrir ce secret, c’est lui qui a ouvert la voie et nous comptons bien terminer ce qu’il a commencé. Ce pour quoi il est mort. »

Neville n’était pas certain d’avoir utilisé les bons mots, mais Kreattur ne l’invectiva pour une fois pas, hochant simplement la tête. Il tira de sa tunique une grosse pomme de terre pourrie qu’il sembla dévisser entre ses doigts crochus. Dedans, était niché le médaillon de Serpentard qu’ils étaient venus chercher. Il le tendit à Draco, la main tremblante.

« Attention, Maître Draco, l’avertit-il. Il pourrit l’âme comme il pourrit les fruits.

— Je ne lui en laisserai pas le temps, promit le blond en le rangeant soigneusement dans la poche intérieure de sa veste. Merci pour ta confiance, je reviendrai te voir quand ça sera terminé. Tu sauras alors que toi et ton Maître pouvez aller en paix. »

***

Severus fixait l’entrepôt qui dissimulait l’Impasse depuis une dizaine de minutes déjà, totalement immobile. Planqués de part et d’autre d’une vieille cabine téléphonique aux vitres brisées, Harry, Luna et Jane l’observaient sans un bruit. Jane jetait de temps en temps des regards à son smartphone, vérifiant l’heure. Quand le rendez-vous approcha, elle se releva pour aller prévenir Severus, mais il l’anticipa et revint alors vers eux.

« Trouvez un meilleur endroit pour m’attendre. Même le plus imbécile de ces gens vous repèrerait.

— On va aller là-haut. » Montra Jane d’un coup de tête, désignant un immeuble dont la porte d’entrée était noire et où un étrange néon clignotait.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?

— Un sexshop. Pas l’idéal vu les petits, mais la boutique est à l’étage et il a des fenêtres qui semblent donner sur l’entrée de l’entrepôt.

— Et comment savez-vous une telle chose ?! Vous êtes déjà venue ?

— Non, j’ai vu sur le Google Street View. Laisse tomber, Cesare, ça n’a aucune importance.

— Vous… Tu es certaine de ton coup ?

— Et toi ? »

Ils se fixèrent un bref instant, avant que Snape ne reporte son attention sur Harry et ne le considère gravement :

« Si je ne reviens pas, ou que ça dégénère, fuis. Ta sécurité est primordiale. Préviens ton parrain s’il faut, uniquement à la…

— Oui, coupa Harry. Comme des gens « normaux », je sais. Si seulement je n’avais pas oublié les miroirs à l’école… Sois très prudent, on ne sait pas ce qu’elle nous veut.

Si, je sais. C’est bien pour ça que je ne voulais pas que vous veniez. Restez en planque pendant une heure, une heure et demie maximum. Si ça traîne trop, repliez-vous…

— On se retrouvera à la station où nous sommes descendus. Ça sera facile pour toi de la voir sur la carte, et la foule nous dissimulera. Il est l’heure, leur signifia Jane.

— Tu es pressée de te débarrasser de moi. » Sourit légèrement Severus.

Un bref instant, Harry se demanda s’ils échangeraient bien plus que cela, mais il semblait que cela leur suffisait, qu’ils n’aient pas besoin de se dire les choses. La petite voix dans sa tête, celle qui avait le timbre de son mentor, lui rappela que lui, mièvre et romantique qu’il était, aurait perdu un temps précieux en séparations dramatiques. Snape avait tourné les talons dignement et à présent, Jane les faisait entrer dans la boutique qui leur était pourtant légalement interdite.

Severus s’engouffra dans la minuscule ruelle qui menait à la porte de l’entrepôt. Il se savait difficilement reconnaissable grâce aux transformations de Dimitri, mais restait pourtant sur ses gardes. Il frappa à la porte, et le judas révéla une paire d’yeux gris surplombés d’épais sourcils menaçants. Le portier le jaugea de pieds en cape, avant de grommeler :

« Casse-toi.

— Je suis attendu.

— Qu’est-ce que ça peut me foutre, ta tête me revient pas. Casse-toi.

— Je suis attendu pour 15h tapante, répéta-t-il. Si tu n’es pas au courant, c’est que tu n’es d’aucune utilité. Ouvre, avant de le regretter.

— Ah ah ah, c’est ça. »

Severus ne bougea, ni ne parla, le toisant de son regard le plus noir, avant de sortir lentement sa baguette et de la pointer vers le portier.

« Et alors ? Tu vas faire quoi ? La porte est protégée contre les sorts, abruti ! »

Snape esquissa un rictus et d’un coup sec, planta le petit bout de bois dans l’orbite du portier, de son autre main, il donna un grand coup de paume dans le manche et enfonça l’outil profondément. Il attrapa rapidement l’extrémité avant que le portier ne s’effondre et attendit. Un glapissement se fit entendre et une autre paire d’yeux, voilés et plus jeunes se manifesta.

« Qu… Qu…

— Je suis attendu. »

Cette fois, on lui ouvrit et il enjamba le cadavre avec souplesse. La petite junky qui tenait fermement la porte s’effaça à son entrée, préférant ne pas contrarier cet homme et subir le même sort que l’autre. Snape se moqua intérieurement de cet endroit qui accueillait des Moldus et qui oubliait pourtant un tel détail concernant la sécurité. Il dépassa les échoppes, tandis qu’on ne lui prêtait guère d’attention, comme si l’entrée et le sort de son gardien n’intéressaient personne. Mais il ne s’y trompa pas, il savait que des regards indiscrets seraient sur lui. Il en cherchait seulement un, qu’il ne trouva pourtant pas. Il se rapprocha de ce qui semblait être le bar, et prit place au comptoir, lorgnant du côté de la minuscule porte à l’arrière gardée par deux autres malabars. L’absence de Narcissa et ce qu’il avait dû faire pour entrer commencèrent à lui faire sentir qu’il tombait très certainement dans un piège. Assis sur un tabouret miteux et collant, il affectait d’avoir l’air habitué à ce genre d’endroits, alors même qu’il portait un costume de créateur et qu’il semblait davantage apprêté pour se rendre à la première d’un film dont il serait à l’affiche. Et certains l’observaient de temps à autre, se demandant ce qu’un Moldu de cette stature sociale faisait chez eux. Le barman finit par s’intéresser à lui et aboya derrière sa barbe emmêlée :

« Et l’veut quoi le trader, eh ?

—  Ne pas être dérangé pendant mon rendez-vous.

— Oh-oh, c’est que ça s’prend pas pour d’la merde. Il est à quel heure ton pointage, dis ?

— 15h.

— Il est 14h59, t’es en avance. C’est pas poli, ça… Ça fait dire à la Maîtresse de maison qu’elle n’était pas prête.

— J’attendrai.

— T’veux la faire passer pour une mauvaise hôte ? Va derrière, mes gars te laisseront passer.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je suis la personne qu’elle attend ?

— Peuah ! Elle m’a dit qu’un mec chelou aux cheveux longs dégueulasses et au caractère de tueur d’mauvais poil viendrait. T’as p’tet pas la coupe, mais des connards dans ton genre, on n’en voit pas tous les jours. Morthy était à quelques mois d’sa retraite.

— J’étais à quelques minutes de mon rendez-vous.

— Fais pas trop l’malin… ta gueule m’revient pas.

— C’est également ce que Morthy a dit. »

Severus se leva sur cette simple menace et avança en direction des gardiens qui s’écartèrent non sans jouer des bras pour tenter de l’intimider. Mais de toute évidence, personne ne savait qui il était ici, ou du moins, semblait ne pas comprendre ce qu’il était. Il entra dans l’arrière-salle et ne fut pas surpris de voir qu’il était seul. Il ricana face aux ténèbres et resta droit, boudant ostensiblement les tabourets face à lui. Il patienta, écoutant attentivement le silence autour de lui, avant de ricaner à nouveau.

« Je t’entends respirer. »

Ce n’était pas la respiration rauque d’un animal, pas celle d’un homme tendu. C’était celle d’une femme, légère, un peu saccadée, qui tentait de dissimuler sa présence, mais qui oubliait qu’elle ne pouvait masquer son odeur. Et le nez aiguisé du Maître des Potions reconnaissait très facilement les parfums, surtout une fragrance aussi marquée que celle-ci.

« Ne te parfume pas, la prochaine fois. Il est trop sophistiqué pour être acheté en échoppe, c’est forcément un sur-mesure et le cœur de narcisse est beaucoup trop évocateur, Narcissa. »

Elle sortit de l’ombre, rejetant la capuche qu’elle portait, dévoilant un visage fermé, déterminé, et terriblement fatigué.

« Tu es décidément un espion hors pair, Severus.

— Si tu voulais que cette rencontre soit secrète, tu aurais dû t’abstenir de jouer les coquettes.

— Et toi les assassins.

— Qu’on me reconnaisse ou non, ça envoie le message qu’il faut.

— Tu croyais que je te tendais un piège ? C’est pour cela que tu as changé d’apparence ?

— Je fuis, je n’allais pas le faire sous les traits que vous me connaissez. Quant à notre rendez-vous, je n’ai écarté aucune possibilité. Pas même celle que tu sois sincère et que l’endroit soit pourtant truffé de personnes dangereuses à qui je devais rappeler ma propre détermination. »

Elle se tenait devant lui, aussi digne que la situation le lui permettait, mais rien dans le décor ou son épuisement manifeste ne l’aidaient. Dans un geste sympathique, Snape prit un des tabourets et s’y assit, lui permettant d’en faire de même sans crainte. La faible lueur projetée par la bougie tremblotante sur son pauvre tonneau suffisait à donner toutes les informations nécessaires : Narcissa avait besoin de lui pour quelque chose qui la terrorisait. Il se tut, la laissant venir à lui.

« J’aurais préféré que tu me poses cette question, murmura-t-elle en s’asseyant à son tour.

— Ce n’est pas moi qui ai demandé à l’autre de venir.

— Pourquoi as-tu accepté ?

— Parce que je vous sais dans une situation désespérée, répondit Severus avec calme.

— Grâce à Dumbledore ?! s’alarma-t-elle.

— D’une certaine façon, oui. En partie. Mais je me souviens très bien de Ses exigences pour les jeunes d’un certain âge. »

Narcissa cilla, son beau visage se figeant plus encore. La lumière projetée par la bougie lui donnait presque l’air d’une statue de cire, et elle resta muette et immobile plusieurs dizaines de secondes.

« Qu’as-tu compris d’autre ? demanda-t-elle, finalement.

— M’obliger à faire cette conversation seul ne changera rien à ton choix, Narcissa. »

Severus tentait de ne pas la brusquer. Il n’était pas totalement certain de ses conclusions et refusait de prendre le risque de se tromper et de passer à côté de ce qui était, dans tous les cas, une opportunité.

« Nous avons besoin de ton aide, soupira-t-elle.

Nous ?

— Draco, moi… Lucius, même s’il ne l’admet pas.

— Il ne sait pas que tu es ici ?

— Il ne sait pas que je connais cet endroit et que je sais qu’il lui appartient.

— Qu’est-ce qui t’a décidé ? Est-ce bien ce que je crois ?

— Tu es intelligent, Severus. Tu l’as toujours été. Il veut que Draco prenne la Marque. Il presse Lucius à ce sujet, et Lucius…

— Lucius envisage de céder, comprit l’homme en noir en l’observant gravement. Tu savais que ça arriverait, vous saviez qu’en mettant au monde un enfant cela se passerait ainsi. Vous saviez qu’il deviendrait un tribut, qu’il ne vous appartiendrait plus.

— Est-ce là un jugement, Severus ? haussa-t-elle le ton. Toi qui n’as ni femme ni enfant, es-tu réellement en train de juger notre choix ? Tu ne sais rien de la famille. Rien de l’amour. Tu n’as pas de nom à perpétuer, pas d’envie de créer… »

Elle baissa soudain la tête, refusant de lui laisser voir son émotion de mère, mais Snape entendait chaque changement dans sa respiration, chaque fluctuation de sa voix.

« J’ai fait un choix, Narcissa. J’ai choisi de ne m’attacher à personne pour n’avoir personne à perdre.

— Et pourtant tu as bien perdu Evans, non ? » Lui lança-t-elle rudement.

Severus ouvrit légèrement la bouche, choqué de sa réponse. Narcissa releva le menton d’un air triomphal.

« Nous avions cinq ans de différence, mais tu appartenais à ma maison, Severus. Crois-tu que cela soit passé inaperçu qu’un jeune Serpentard passe tout son temps libre avec une petite Gryffondor qu’il regarde avec adoration ? Je n’ai jamais négligé ce genre de détails. Et depuis que ta trahison est avérée, tu peux croire que j’ai compris… Tu vois Severus, tu dis ne t’être attaché à personne, et pourtant, leur perte t’a profondément touché. Et cela continue. D’abord elle, puis Dumbledore… Et maintenant qui ? Son fils ? »

Snape ne répondit pas, il baissa pour la première fois les yeux, se refusant à cette conversation. Mais Narcissa semblait avoir tant de colère et d’émotions contenues qu’elle poursuivit, comme ayant le besoin impérieux de vider une bonne fois pour toutes son sac.

« Tu as risqué ta vie pour un amour de jeunesse, puis pour une morte, cela en dépit du danger. Tu n’as pas à juger notre choix. Surtout pas au regard des tiens.

— Je ne peux rien pour Draco, coupa-t-il court, d’une voix tendue. Si tu es venue me supplier de le sortir de Poudlard d’une quelconque manière que ce soit, tu peux repartir. Tu me parles de votre choix, c’est exactement ce qu’il est : le vôtre.

— Potter n’est-il pas le choix de sa mère et de son père ? contra Narcissa, s’emportant. Tu protèges cet enfant par sentimentalisme ? Par amour ? Par devoir ?

— Par Raison, Narcissa ! répliqua Severus piqué au vif. Potter doit être protégé parce qu’il est la clef pour Le vaincre ! »

Il regretta immédiatement ses paroles quand il vit la légère lueur de triomphe dans le regard de la blonde. Il se renfrogna, se maugréant d’avoir sous-estimé cette femme.

« Alors c’est vrai. Il y a bien une prophétie qui dit qu’il peut le vaincre. Que peut faire cet enfant face à la puissance qu’Il a déployée ? Que peut-il faire que personne ne peut accomplir ?

— Qu’es-tu venue me demander, Narcissa ? Le contenu de la prophétie ? À quoi ça t’avancerait ? Que cherches-tu à faire en m’enfermant dans une arrière-salle miteuse avec tes craintes de mère ?

— Dis-moi simplement… dis-moi pourquoi Potter et pas un autre ? Qu’est-ce qu’il peut y faire, au juste ?

— Le Seigneur des Ténèbres l’a désigné, ce qui rend… « y faire » ? s’interrompit-il. De quoi parles-tu Narcissa ? »

C’était grossier, et elle sembla comprendre la manœuvre, car elle balaya d’un geste de la main sa question.

« Réponds-moi. Est-ce que Potter sait comment faire ? »

Severus se recula légèrement, soupirant avec contentement. Il avait visé juste. Lucius avait fini par comprendre, Dumbledore lui avait donné toutes les cartes pour ce faire et l’avait obligé à garder le secret de leur ambitieux projet, et, n’ayant pour seule amie que son épouse, Lucius s’était ouvert à elle. Le vieil homme, depuis sa tombe, avait su en faire des complices tacites. Et il était temps de sceller l’alliance.

« Oui.

— Il n’y a que lui qui peut le faire ?

— Oui, et je ne t’expliquerai pas pourquoi.

— Est-ce que… est-ce que tu sais pourquoi je te demande ça… ?

— Oui. Mais tu vas l’exprimer clairement, Narcissa. Tu vas le dire à voix haute, car tu as pris une grave décision. »

L’aristocrate se releva lentement, semblant choisir mentalement sa prochaine réponse. Severus l’observa, elle était pressée, acculée, mais elle conservait cette beauté et cette noblesse, même en venant supplier. Il pinça légèrement les lèvres, une légère vague d’empathie montant à son égard, comprenant une partie de ses sentiments : elle allait tourner le dos à sa vie entière, à tous ses principes, toutes les décisions prises qui l’avaient conduite jusqu’ici, tout ce qui justifiait son existence.  Tout ceci pour sauver la personne qui lui importait le plus. Elle finit par le regarder à nouveau et fronça les sourcils.

« Me tromperais-je sur ton imperméabilité aux femmes ? glissa-t-elle froidement.

— Oui. Tout comme tu te trompes sur l’objet de ma contemplation. As-tu trouvé les mots qu’il te manquait ? Car le temps commence à nous faire défaut, cesse de repousser cet instant.

— Vous devez L’arrêter, capitula-t-elle. Vous devez L’arrêter avant qu’il ne soit… trop tard. »

Elle avait presque gémi cela, la fin de sa phrase mourant dans le quasi-silence de la pièce, comme si elle se refusait à le dire distinctement, refusant la possibilité de perdre son unique enfant. Severus l’observa d’un œil critique :

« Tu n’es pas venue me dire ce que je sais déjà, n’est-ce pas ?

— Non, souffla-t-elle. Je suis venue vous… aider. »

Elle semblait toute aussi stupéfaite que l’aurait été n’importe qui d’autre dans cette situation. Elle avait pourtant pris cette décision à l’instant même où Lucius lui avait annoncé les intentions du Seigneur des Ténèbres. Mais malgré l’assurance et le calme dont elle avait fait preuve jusqu’ici, malgré la froide méthode qu’elle avait employé pour contacter le tenancier de l’Impasse et Sirius, Narcissa n’en croyait presque pas ses oreilles. Elle venait vraiment de dire qu’elle aiderait à défaire Lord Voldemort. Elle inspira longuement et reposa son regard perçant sur Snape.

« Tu sais comment, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle en relevant le menton.

— Est-ce que cela te soulagerait de garder l’effet de surprise ?

— … Quand as-tu compris ?

— Il y a quelques jours. J’ai supposé que tu l’avais en ta possession, depuis la mort de ta sœur.

— … Comment as-tu pu deviner ?

— Parce que nous savions pour le journal. C’est le journal qui a lancé Dumbledore sur cette piste.

— Morgane ! Lucius avait raison ! »

Elle pâlit plus encore, ses yeux s’abîmant un instant dans le vague. Severus ne sut dire si la lueur des bougies était responsable de l’éclat dans ses yeux, ou si des larmes menaçaient de rouler sur ses pommettes hautes, mais elle semblait bouleversée. Il hocha la tête gravement.

« Oui, vous êtes foutus. S’Il apprend que le journal est détruit, vous êtes foutus. C’est un heureux miracle que personne ne lui ait encore expliqué…

— Tu ne l’as jamais… ? Severus ? Tu ne lui as jamais dit ce qu’il s’était passé lors de la deuxième année ?! »

Il écarquilla soudain les yeux, avant d’éclater de rire. Un rire franc qu’elle n’avait jamais entendu chez lui.

« Il n’a jamais posé la moindre question à ce sujet. Pas même quand les journaux ont évoqué la Chambre récemment… Maintenant que tu as en ta possession un fragment de son âme, tu dois imaginer l’état de son esprit, Narcissa. Il n’a rien à voir avec le Mage que nous servions avant la Chute. Et Quand Il est revenu, la seule chose qui l’obsédait était Potter. Comment Potter avait-il pu survivre à sa première année. Puis, comment Potter avait-il pu survivre à son terrible piège lors de la quatrième année. Il a ensuite repris la prophétie en pensant y trouver des réponses absolues et mystiques à quelque chose qui le dépassait, et maintenant qu’il l’a, le garçon est toujours son sujet d’intérêt principal. Ta sœur avait raison sur quelque chose, tu sais : c’est bien cette obsession qui leur fait perdre la guerre. Et on ne peut enlever à Lucius d’avoir su se débarrasser d’elle comme il le fallait.

— Bella est morte à cause de votre animal de compagnie. » Grinça Narcissa avec dégoût.

Le sourire de Severus mourut instantanément, et cela tira une œillade moqueuse à la blonde.

« Tiens, tiens… roucoula-t-elle. On aurait trouvé une nouvelle raison de se battre ? »

Un bref instant, Severus eut envie de la frapper. Son sourire et son ton lui rappelèrent tant sa sœur qu’il sentit une puissante rage vriller ses tempes. Il contracta les mâchoires si fort que Narcissa redevint immédiatement sérieuse, pâlissant à vue d’œil.

« Tu n’es pas en position de refuser mon offre, gémit-elle pratiquement.

— Pas plus que tu n’es en position de me manquer de respect. Ce n’est pas Le vaincre qui t’importe, n’oublie pas. Tu veux sauver ton fils.

— Tu… Tu n’oserais pas ?!

— Tu as l’air d’oublier le choix que j’ai pu faire concernant Evans et la Marque. Ne te méprends pas à mon sujet, Narcissa. Jamais. »

La mère déglutit péniblement, puis baissa les yeux. Elle resta muette quelques instants avant de hocher la tête.

« Tu es très sérieux, je te prie de bien vouloir excuser mes insinuations de tout à l’heure… ou encore mes accusations précédentes. »

Severus resta raide sur son tabouret, mais il inclina la tête légèrement.

« Je te pardonne.

— Je ne dirai pas à…

— Lucius doit le savoir. Il le sait, et nous avons déjà eu la visite de chasseurs. Que cela soit ton mari ou le Seigneur des Ténèbres, ils savent où nous nous cachons, parce qu’Il m’a vu avec elle.

— … Ils ne savent peut-être pas ce que tu viens de me montrer. »

Severus pinça les lèvres et tourna la tête légèrement de côté.

« Donne-moi la coupe qu’on en finisse, Narcissa. »

Elle sembla hésiter, puis eut un léger sourire tendre à son sujet. Elle porta ses mains à sa cape et en tira l’artéfact qui semblait dissimulé sous une étole de velours.

« Tu lui ressembles beaucoup, tu sais ? lui demanda-t-elle en lui dévoilant l’Horcruxe sans aucune cérémonie.

— A Lui ?

— Non, Lucius.

— Ça m’étonnerait. Je n’ai rien d’un époux aimant. Que diras-tu à Lucius quand il te demandera ce que tu en as fait ?

— La vérité. Et j’espère qu’il sera trop tard et que vous l’aurez détruite. Vous savez comment… ?

— Dumbledore a veillé à ce que l’on ait tout ce qu’il nous fallait.

— Dans combien de temps pensez-vous le faire ?

— Cela dépendra de Potter.

— Est-ce le dernier ?

— Non.

— … Combien y en a-t-il ?!

— Ce n’est pas ton combat, Narcissa.

— Pourquoi une Moldue ?! changea-t-elle de sujet subitement

— Encore 3. Les autres sont détruits, concéda-t-il.

— Et après ? Une fois que c’est fait ?

— On fait la seule chose qu’il reste à faire : on Le tue.

— Et c’est un enfant qui s’en chargera ?

— Lui, ou un autre.

— Mais la prophétie…

— N’a aucun intérêt. Du moins pour moi. S’il faut que je m’en charge, je n’hésiterais pas.

— Et ta Moldue ?

— Elle est grande. »

Narcissa esquissa un sourire et lui tendit la coupe d’un air entendu. Severus grimaça légèrement en la prenant avec précaution. Il se leva et lâcha d’un air pincé :

« Elle n’est pas ma Moldue.

— Ça m’est égal. Détruisez notre problème. »