La pluie tombait sans discontinuer, s’abattant avec fracas sur la chaume, ruisselant sur la cheminée de la forge, gouttant abondamment le long de l’auvent qui s’ouvrait sur la rue. Elle tombait si fort, que le sol boueux s’éclatait à chaque impact, clapotant bruyamment dans tous les sens, produisant un roulement assourdissant.
« BING ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG-DABANG ! »
Sous le ciel furieux vrombissait une averse, sous le toit brûlant de la forge rugissait un marteau.
« BING ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG-DABANG ! »
Le bras s’armait et se contractait, puis s’abattait avec force et rapidité. La tête du marteau beuglait un cri de guerre avant de plier à sa volonté la barre de fer qui, elle, protestait sous les assauts rythmés. Un coup sec et sonore sur l’enclume sonnait la charge, trois coups nets sur la tige, un double-coup léger sur l’enclume pour clôturer. Et l’on recommençait.
« BING ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG-DABANG ! »
Une longue mèche de cheveux s’échappa de son bandeau de cuir, et caressa un instant le bras qui ne faiblissait pas. C’était un mouvement particulièrement anachronique, un mouvement lent et doux qui contrastait nettement avec la rigueur brute que faisaient marteau et bras. Le forgeron l’ignora, comme on ignore les suppliques d’une femme avant de partir en guerre. La guerre, voilà sa seule épouse, sa seule enfant. Non pas comme un soldat qui l’étreint jusqu’à sa mort, non pas comme un roi qui l’esquisse sur une carte en déplaçant ses pions. La guerre était pour lui son commerce, son lit, son refuge, sa vocation.
« BING ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG-DABANG ! »
La lame prenait lentement forme. Dehors, le tonnerre retentit, l’écho faisant trembler le clocher de l’église. On aurait dit que les dieux étaient en colère, que Thor foudroyait les cieux de son arme légendaire.
« BING ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG-DABANG ! »
Sous cet orage, il répondait à ce courroux divin, il se faisait pourvoyeur de la vengeance cosmique. Il était l’artisan d’Ásgard, il s’imaginait Völund.
Et ni le marteau ni l’enclume ne trouvèrent à redire à ses prétentions.
Garin de Mortelune était le forgeron le plus doué à des lieues à la ronde, sa renommée allait jusqu’au Duché voisin et faisait l’orgueil de son Seigneur. Quant au village où il officiait, ce dernier empochait avec grand plaisir les dépenses des clients étrangers venus spécialement pour s’offrir une lame, tandis que dames et damoiseaux cancanaient très abondamment à propos de la vigueur observée. Vigueur qui ne faiblissait jamais : du matin au soir, il frappait avec entrain son instrument, peu importait le froid qui gelait les peaux sur sa devanture, peu importait la rumeur chaleureuse d’une fête estivale. Garin Mortelune fascinait par sa constance, la beauté de ses gestes, l’équilibre de son visage, la carrure de l’homme. Il était hors de leur temps, hors de leur race, il était ce marteau et cette enclume.
Il était pour eux Völund, et Garin Mortelune ne trouva jamais à redire à cette comparaison.
« BING ! BANG ! BANG ! BANG ! BANG-DABANG !
— Piou ! »
Dans cette cacophonie, le forgeron n’entendit pas nettement cet étrange bruit cristallin, préférant garder le rythme, rosser la lame qui en rougissait de plaisir. Une deuxième mèche de cheveux s’échappa de son bandeau et s’enroula avec délicatesse autour de son poignet. Garin esquissa un rictus, il savait ce qui avait provoqué le bruit. Une des jeunes filles était encore plantée devant son comptoir, à le fixer avec de gros yeux enamourés, soupirant à chaque mouvement qu’il imprimait… Il ne daigna pas lever les yeux, n’accordant son attention qu’à son œuvre. La jeune fille finirait bien par partir, une fois lassée de prendre la saucée de sa vie dans le vague espoir qu’il la fasse rougir à son tour. Le forgeron redoubla d’ardeur, chassant à coups de marteau cette nouvelle prétendante dont il n’avait que faire.
« BING ! BANG ! BANG ! BA…
— Piou !
— BANG ! BANG-DAB…
— Truliou-Piou !
— …BUNK ? »
Le marteau rata la lame et frappa l’enclume. Garin fronça les sourcils et releva lentement la tête pour observer avec curiosité la source de cet étrange bruit. S’approchant à petits sauts hésitants, un magnifique rouge-gorge piaillait doucement. Le forgeron reposa lentement son marteau, observant la créature tourner et retourner sa tête dans sa direction avec un air interrogateur. Les plumes de l’animal étaient toutes ébouriffées, son poitrail écarlate tout en désordre, et par-dessus ses gros yeux noirs, une grosse goutte ruissela pour lui retomber sur le bec. Le rouge-gorge piailla une nouvelle fois, et de la façon la plus naturelle qu’il soit, Garin s’écarta, ouvrant la main en direction du foyer incandescent.
« Oui, bien sûr… » S’entendit-il répondre à la demande muette de l’animal, la voix rendue rauque par son manque de conversation.
Il se sentait stupide à cet instant, invitant un oiseau à sa forge, lui parlant comme s’il s’agissait d’un…
« Trupiou-pipou !
— Je t’en prie… »
Le rouge-gorge s’ébroua avec joie, et sautilla en direction du brasier. Il sembla danser un moment sur lui-même, étirant tout d’abord l’aile droite, écartant toutes ses plumes comme on déploierait des doigts, puis il proposa la gauche. Il secoua la queue, dansa encore quelques minutes devant la flamme chaleureuse, avant de s’arrêter et de se tasser sur lui-même, rentrant totalement son cou dans son petit corps, comme se glissant sur une épaisse couette duveteuse. Là, l’oiseau ferma les yeux un instant, et Garin eut l’impression de le voir sourire de contentement.
« Piou.
— De rien. Eh bien… Fais comme chez toi, je vais reprendre le travail.
— Piou.
— C’est ça. »
Quelque peu interloqué, le forgeron replaça maladroitement ses mèches folles derrière son bandeau, et reprit son marteau d’un geste qu’il eut pour la première fois d’hésitant. Dans cette douce chaleur et à l’abri de l’orage, il sentit une légère pointe au cœur à l’idée de rompre le quasi-silence des lieux avec quelque chose d’aussi brutal que son art. Garin jeta un œil incertain à l’oiseau qui gardait résolument les siens fermés. Et s’il prenait peur et s’en allait ? La tête de métal s’abattit avec force sur la lame, une gerbe d’étincelles fusa, menaçante. Le feu sacré reprenait de la vigueur, il ne pouvait s’éteindre.
« BING !
— Piou ! »
Garin s’arrêta immédiatement, observant l’animal qui n’avait pas bougé d’une plume. L’homme fronça les sourcils, et leva une nouvelle fois son marteau, fixant l’oiseau à côté de lui.
« BANG !
— Pipou ! »
Le rouge-gorge avait tressailli lorsque marteau et enclume s’étaient rencontrés, mais il ne s’était ni envolé ni avait daigné ouvrir les yeux. Il se contentait de rester campé sur ses deux pattes, yeux fermés, bec s’ouvrant brièvement avec sérieux pour proposer cette note. Tout tassé sur lui-même, la poitrine gonflée comme par l’orgueil de donner une représentation unique, l’oiseau semblait se tenir prêt. Le forgeron ouvrit la bouche, incrédule, puis la referma, comme pris d’une soudaine inspiration. Il reporta son attention sur son ouvrage, et leva lentement le marteau. L’oiseau ébouriffa ses plumes, et inspira profondément :
« BING ! Piou ! BANG ! Pipou ! BANG ! Pipou ! BANG ! Pipou ! BANG-DABANG ! Truliou-Piou ! »
Garin Mortelune éclata de rire, un son qu’on n’entendait jamais à la forge. Un son qui se mélangeait parfaitement à la mélodie de l’enclume et de l’oiseau. Il leva à nouveau le marteau, et recommença.
Derrière le rideau d’eau, sous une petite devanture de chaume et de bois, dans un quelconque village coincé dans une quelconque vallée, Völund riait en forgeant, un rouge-gorge l’accompagnant de son chant.
Bonjour ! Voilà des semaines que je ne prends pas le temps de venir te lire ici et que le site est dans mes pages « marquées ». Je regrette de ne pas être passée plus tôt ! Et en fait je me suis forcée à écrire ce passage introductif avant parce que j’avais juste envie d’écrire « wow » voir « wahoo »… J’ai adoré ce texte, c’est poétique, rythmé et en même temps délicat, sonore et surtout j’ai été transportée par les émotions du forgeron (j’étais trop dégoûtée de manger des chips et de la salade de riz je l’aurais bien accompagné d’une pâtisserie raffinée…), on sent qu’il est apaisé par la répétition, gêné par ce son inopportun (ça casse un peu le rythme je me suis dit « oh mince ! ») pour mieux reprendre ensuite. C’était vraiment très joli ! Merci. Fanny (alias Chocofrog – j’ai vu un nouveau chapitre de « A la Moldue » et je me suis dit qu’il était hors de question que je le lise avant d’avoir fait un tour ici ! Le site a l’air sympa avec les indications de temps de lecture en plus et les illustrations)
Salut Fanny !
Je suis surprise et vraiment heureuse de te retrouver ici ! Vraiment contente en plus que tu aies passé un aussi bon moment.
Le texte est effectivement très sensoriel. J’en ai été presque gênée, parce qu’il met en scène un couple d’amis en fait… Et que les pauvres, je n’ai pas de vues sur Monsieur, je me suis juste laissée emportée par le propos la force que je voulais imprimer de leur relation.
C’est parfait s’il transporte autant les gens, ça me fait très plaisir que l’effet fonctionne au-delà de ma gêne ^^
Concernant le site, j’espère que tu t’y plairas. Je ne sais pas si tu as testé les boutons (un de ces quatre je devrais mettre ça plus en évidence), mais tu peux virer les couvertures (bouton en forme de flèche il me semble) et passer en mode « lecture nocturne » (bouton qui ressemble à un switch). Enfin voilà, tu me donneras ton avis !
A très vite 😀
Juste géant ! Superbe ! Mais où diable donc vas tu chercher tout cela ? N’aurais-tu point quelques accointances avec Pan ou quelques muses dont j’ignore le nom ? J’ai adoré. Merci !
Oh ! Sacré compliment ! Non, pas à ma connaissance. Même Morphée peut me faire défaut (comme en témoigne l’heure à laquelle je réponds). Merci à toi, je suis très heureuse que tu aies passé un bon moment !
Et je suis heureuse des moments que je viens de passer grâce à ta plume ! La faveur de la nuit est souvent propice à l’inspiration. Mais bon, il faut dormir tout de même, parfois Morphée murmure à notre oreille de jolis chants à retranscrire avec nos bics, plumes ou clavier. Parfois aussi, il nous laisse des bribes de frayeurs avec lesquelles nous pouvons jouer en les couchants sur l’écran, ou le papier, si tu es puriste.
Merci beaucoup de ce joli texte.
Un plaisir, contente que tu aies aimé !