« QUOI ?! »
La voix tonitruante, habituellement joyeuse, se répercuta avec force contre les colonnes de marbre et les fit vibrer. On entendit çà et là les pas précipités des serviteurs, quelques gloussements de rire du côté de la fontaine étincelante : les nymphes l’aimaient beaucoup en colère, ça les amusait.
« Eh bien… Monseigneur, c’est que… C’est qu’habituellement, ce genre de fêtes est réservé à…
— JE NE VEUX PAS LE SAVOIR ! »
Il avait accompagné ça d’un mouvement de main dédaigneux, tournant les talons en maugréant, une migraine pointant le bout de sa douleur. La peste soit cette affliction ! Son oncle, vexé de n’avoir pu assister à l’une de ses fêtes, avait fini par la lui lancer : le ressac éthylique. Car, à cet instant, cela faisait approximativement quelques minutes que le dieu s’était éveillé d’une de ses innombrables sauteries, probablement capable de faire péter n’importe quel éthylotest, et malheureusement pour lui, il devait en payer le prix.
Oui, Dionysos, roi des cépages et de la dramaturgie, avait, pour l’heure, une gueule de bois somme toute très mortelle.
« ET QUE L’ON M’APPORTE IMMEDIATEMENT UN VERRE D’EAU ! »
Ariane jeta un regard mi-choqué, mi-amusé à son compagnon. L’heure était grave pour qu’il en soit à de telles extrémités.
« Arrête de hurler, bois un coup, et fais-nous quelques vacances, s’il te plaît. »
Elle l’observait, accoudée à un coffre en or massif, et lui jetait un de ses regards que le dieu ne pouvait soutenir.
« Et si tu ne peux réellement supporter la douleur, prends donc un Doliprane.
— C’est hors de question ! tempêta-t-il, j’ai offert ça aux hommes pour qu’ils puissent m’honorer, pas pour m’en gaver à mon tour. JE n’en ai pas besoin, JE suis le dieu de…
— CA SUFFIT ! Ou tu invites Hadès en te confondant en excuses pour régler ça, ou tu prends quelque chose, mais tu arrêtes d’effrayer le personnel. Tu es… Merde, Dion, tu es imbuvable ! »
Avec un soupir à fendre une âme éternelle, le colosse s’assit sur un des bancs qui bordaient le Pastas. Il secoua la tête, faisant frémir ses boucles épaisses et dorées qu’Ariane adorait tant, et lui lança un regard implorant. La fille de Minos fronça les sourcils, sentant que son époux avait quelque chose de désagréable à lui dire. Habituée à ses frasques, elle ne chercha guère loin :
« Qu’est-ce que tu as fait hier soir ?
— Rien.
— Avant-hier ?
— Rien ! Enfin, si, mais on a nettoyé avec Basile.
— Dion… !
— C’était il y a vingt-cinq ans ! répondit-il précipitamment.
— Selon quelle métrique ?
— … Humaine, ma douce. »
Oh, qu’il était penaud à ce stade ! Dionysos n’appelait son épouse comme ça qu’en deux occasions : les plus festives, et les plus délicates. Ariane, connaissant parfaitement son bonhomme, ne s’y trompa pas, et comprit immédiatement où il voulait en venir. Elle eut une pensée fugace pour ces mortels qui devaient la plupart du temps s’accommoder de pension, et autres arrangements financiers en ces circonstances. Par chance, Zeus n’avait jamais songé mettre ce genre de rétributions en place. Peut-être parce que lui-même…
« C’est fou ce que tu as pu prendre de ton père… !
— Eh oh ! C’est pas toi qui va me juger, hein. Madame « Oh, Thésée, laissez-moi donc vous guider dans ce… »
— Ne recommence pas, Dionysos ! Tu ne vas pas en faire un poème à chaque fois ! »
Le dieu rentra légèrement la tête dans les épaules, ce n’était vraiment pas malin de remettre cette vieille histoire sur le tapis, surtout que c’était lui qui était en tort à l’heure actuelle. Tout ce qu’il réussissait à faire était de rendre sa femme plus furieuse encore. Et si elle en était à prononcer son nom en entier, c’est qu’il valait mieux qu’il fasse profil bas.
Ariane était habituée à ce genre de révélations, et les mortels n’en connaissaient que les plus connues, celles qui avaient mérité qu’on écrive ou qu’on peigne à leur sujet. D’ailleurs, les mortels ignoraient que ce n’était certainement pas l’apanage des dieux de nature masculine, elle-même et ce fameux Thésée…
« Et c’est pour ça que tu es irascible aujourd’hui ? Parce que tu devais m’annoncer ça ? Tu ne crois pas que ça aurait été plus délicat de me le dire avant… Oh ! Vingt-cinq ans, tu dis ?
— …Voui. »
Dionysos tripotait un pan de sa toge en faisant la moue, le dieu du vin était écarlate, comme toujours lorsqu’il était question de sa parentalité. Très « papa gâteux », hélas, ce fêtard invétéré gardait pourtant un œil en permanence sur sa marmaille, ce qui, avec le reste de ses nombreuses et importantes activités, faisait qu’il disposait de peu de temps pour dormir ou se reposer. Impossible donc de faire passer une migraine naturellement, et l’affliction d’Hadès n’en était que plus cruelle. Mais s’il veillait toujours de loin sur sa descendance mortelle, c’était peut-être la première fois qu’il se mettait dans de tels états. Ariane s’accroupit en face de lui, et prit ses mains dans les siennes.
« Dion, qu’est-ce qu’il y a ? Ce n’est pas grave, j’ai l’habitude et je crains que cela ne soit notre lot onirique à tous…
— Non, tu ne comprends pas. Elle a vingt-cinq ans, et je ne suis même pas capable de lui offrir ce qu’elle mérite. »
Allons bon ! Qu’est-ce qu’il lui avait encore inventé ? En soi, cela ne dérangeait pas la demie-déesse d’être la belle-mère d’une tripotée d’enfants, créatures, et autres choses mythologiques : elle ne se privait pas de rendre la pareille à son époux, mais de le voir dans cet état était trop inhabituel pour qu’elle ne s’inquiète pas. Ariane allait répondre lorsque le bruit d’un dérapage l’interrompit.
« Désolé, je n’ai vraiment pas l’habitude avec elles. »
Habillé de vêtements de mortels, Hermès jetait un regard dubitatif à une paire de Stan Smith gravées d’ailes dorées. Le messager des dieux n’arrivait pas à se défaire de sa manie de vouloir adapter toutes les pompes humaines à ses besoins. Apparemment, il avait quelques réglages à faire.
« La jeune Aster n’a apparemment pas prévu de ripailler ce soir. Enfin, pas particulièrement. J’ai intercepté un des messages de proches, justement : quelques verres tout au plus dans un bar à vins… UN BON, Dion, panique pas ! Mais pour l’heure, elle doit surtout…
— QUOI ? beugla encore le pourfendeur de la bière sans alcool.
— Aster ? demanda Ariane, surprise.
— Estelle, précisa Hermès d’un geste rapide, c’est lui qui tient à ce que j’utilise son nom grec, tu l’connais…
— TU VOIS ? hurla le blond, TU VOIS POURQUOI JE DOIS FAIRE QUELQUE CHOSE ? ET RIEN N’EST PRÊT !
— M’enfin, de quoi tu parles ? Attends, t’es pas sérieux ? »
Le roi des cépages, du théâtre et des plaisirs lui lança un regard perçant, en redressant le torse. D’une carrure héroïque remarquable, malgré tous les millénaires passés, Dionysos inspira profondément, gonflant les pectoraux plus encore, la fibule tenant sa toge grinça. Hermès se mordit la joue, et Ariane toussota pour dissimuler un ricanement. Apparemment, c’était – au contraire – une affaire de la plus haute importance, et son époux semblait déterminé à avoir gain de cause.
« Je braverais mon père, si cela était nécessaire, tonna le dieu de sa voix grave et épique, peu importe l’opinion du Dieu des dieux à ce sujet, cette soirée aura lieu ! »
C’était donc bien ça. Ariane et Hermès échangèrent un regard de connivence : Dionysos était donc en colère parce qu’il n’avait pas le droit de faire une fête d’anniversaire pour l’un de ses enfants, ici, au Mont Olympe.
« Dion, ça n’a rien de nouveau, aucun mortel n’a le droit de venir. Et pourquoi tu t’acharnes à vouloir transgresser un interdit pour un simple résultat naturel de… »
Mais elle se tut en voyant le regard fier de son époux.
« Aster est bien plus qu’une conséquence !
— C’est à cause de sa mère ? coupa l’épouse, une pointe de jalousie piquant la phrase.
— Pas du tout, tu ne comprends pas. Elle a le don.
— … Tu en es certain ? balbutia Ariane, d’un ton respectueux.
— Hermès ? Est-ce que ma fille a le don ?
— Oh, oui !
— Dion, c’est du jamais vu… Aucun mortel, ou même demi-mortel n’a jamais pu te rendre hommage à ce point, tu… Tu te rends compte ? Dion ! Ils en meurent normalement !
— Eh bien pas elle ! répliqua le dieu avec une fierté palpable, c’est pour ça que je veux organiser des Dionysies ! Rendre hommage à celle qui rétablira mon culte sur cette terre, menacée par les campagnes de santé. Il est temps que quelqu’un se dresse devant ce Mister Cocktails !
— Ce n’est qu’une marque, Dion, rappela le messager qui avait l’habitude du monde mortel.
— Peu importe ! Elle menace tout ce que j’ai pu construire. Mais nous nous attaquerons aussi à certaines, comment tu dis ? « Chaînes de télévision » ? Nous rétablirons la gloire que l’Art doit avoir ! Nous…
— Oui, OUI ! coupa sa femme avant de le voir repartir pour une de ses tirades anti-inculture dont il avait le secret, en attendant, tu peux oublier le Mont Olympe.
— Mais c’est un événement grandiose ! Il mérite un lieu divin, sacré, il mérite…
— J’peux en parler à Hadès, si tu veux. »
Le jeune messager avait dit ça d’un air détaché, en relaçant ses Stan Smith. Il releva la tête et haussa les épaules, comme pour dire que c’était une simple proposition. Dionysos avait un air proprement scandalisé, tandis qu’Ariane, elle, acquiesçait.
« Il a raison…
— Certainement pas !
— Mais si ! Les Enfers sont sacrés, et puis je suis certaine que ton oncle serait ravi de faire ça, c’est encore une bonne occasion de faire enrager son frère. Peut-être même accepterait-il ensuite de te délivrer de la gueule de bois… ?
— Mais… Tu crois que Zeus va le prendre comment ? Quand Père saura ça, il me tuera, ou pire, transformera tout le vin du palais en eau, je ne peux pas faire ça !
— Demande-lui d’abord pour l’Olympe… proposa Hermès de son air espiègle qui justifiait à lui seul l’attribution du domaine des voleurs, et puis, comme ça, s’il refuse, hop, t’as une excuse. Zeus se mettra en colère, mais comprendra que la faute revient à lui. Peut-être même qu’Héra en profitera pour lui rappeler qu’il n’avait qu’à pas engendrer une descendance multiple s’il ne voulait pas avoir ce genre de problèmes familiaux. Non, c’est un plan parfait.
— À condition que tu te rabiboches avec ton oncle…
— Et que tu t’excuses, évidemment !
— Alors, là… ! CERTAINEMENT PAS !
— Dion ! Tu veux renverser Mister Cocktails, oui ou non ?! »
Comme toujours, Ariane avait le dernier mot sur lui. Et sans attendre la réponse finale du dieu, en voyant simplement ses boucles lui tomber devant le visage en guise de reddition, Hermès claqua ses immondes Stan Smith au sol, et décolla en pétaradant.
C’est que les Enfers, c’était loin…