Il était aux alentours de 20h15, et le soleil commençait à décliner dans le ciel, projetant des couleurs pastel sur les baies vitrées des grands immeubles du centre d’affaires. J’avais mal au dos et mon gros sac Chanel en cuir à plus de deux cents euros m’entaillait passablement l’épaule gauche. Quant à mon bassin, j’avais hâte d’enfiler un baggy pour laisser mon postérieur libre de ses mouvements. J’avais tout de la fashion victim : extérieurement, j’étais ce qu’une femme se devait être dans le milieu bancaire, et la moitié de mon salaire passait dans des vêtements haut de gamme. Beaucoup de mes collègues m’enviaient mon goût certain pour les pantalons moulants en lycra, ou les chemises en soie de grands créateurs. Moi, j’enviais plutôt les gens qui n’avaient aucune contrainte vestimentaire.
Les phares de ma voiture clignotèrent à mon arrivée et j’aimais m’imaginer que c’était sa façon de reconnaître son Maître. Je jetai mon sac sur le siège passager, mis ma ceinture, tournai la clef dans le barillet, et insérai la BO de Mamma Mia! Dans le lecteur. Aux premières notes disco, je me détendis et allumai la première cigarette de la journée puis, fis vrombir le moteur de ma petite 206. C’est sur l’air de Gimmy Gimmy que je m’engageai dans l’allée de la résidence, à allure réduite, car nombres étaient les gosses qui traînaient dans la rue en profitant du soleil tard le soir. Je me garai avec une perfection relevant du miracle, compte tenu de ma fatigue, et m’apprêtai à rentrer chez moi.
J’étais une jeune femme de vingt-sept ans, plutôt charmante et toujours à la pointe de la mode. J’avais de grands yeux bleu-gris et une longue chevelure cendrée. J’étais en somme l’archétype de l’experte-comptable du XXIe siècle : intelligente, libérée et sexy. La belle-fille idéale pour toute mère d’un moutard friqué et superficiel. Intelligente… Donc célibataire. Je n’avais qu’un seul homme dans ma vie et c’était Dimitri, mon frère, avec qui je vivais. Dimitri était mon aîné de deux ans, il était tout ce que je n’osais être.
À peine entrée dans l’appartement, Zénith commença à miauler frénétiquement son mécontentement. Je posai mon sac sur le canapé, défis mes chaussures avec un soulagement non contenu et me dirigeai dans la cuisine pour, UN, donner des croquettes au chat, DEUX, me prendre une bière fraîche avant de m’affaler lamentablement sur le divan, la tête rejetée complètement en arrière et les pieds sur la table basse.
« Alors, tu as encore falsifié des résultats de bénéfices pour mieux justifier des licenciements ?
— Bonsoir Dim’, moi aussi je suis contente d’être rentrée.
— Ca va, je sais que tu rentres du boulot et que t’es crevée. Pas la peine de me servir le couplet de la femme responsable. Ya plus important que le taff, dans la vie !
— Ecoute, j’ai pas envie de ça. Je sais que je suis un mouton qui bosse pour le « capitalisme véreux », mais en attendant, je ramène de quoi vivre…
— Et en attendant, tes clopes et tes bières sont payées honnêtement avec mes articles. Et qu’est-ce qui te rapporte davantage de plaisir que ces petits luxes du pauvre…? Diane, avoir une situation n’est pas un objectif, c’est… »
Et revoici la vieille rengaine de mon frère. De tout temps, je ne l’avais jamais vu s’abstenir de critiquer quelque chose : le conformisme religieux de nos parents, la société de consommation, les lobbyings, le système financier, la classe « médiatico-politique et sondagière » sans oublier ses histoires de complots toutes aussi farfelues que plausibles. Dès son plus jeune âge, Dimitri critiquait, remettait en question et surtout s’insurgeait. C’était à l’époque de Noël, lorsqu’il eut le malheur de demander à nos parents pourquoi nous ne la fêtions pas, que Dim’ a commencé ce qu’il appela plus tard « son éveil et le début de sa croisade ». Il avait passé le plus clair de son enfance et son adolescence à s’opposer à nos parents sur des questions théocratiques et sociologiques. Il faut dire que lui, comme moi, venions d’une famille ultra-croyante et pratiquante de Témoins de Jéhovah. J’avoue ne pas avoir été surprise de le voir se faire définitivement refuser l’accès à la salle du Royaume, estampillé du cycle « Apostat » qui lui plaisait tant et surtout renié, avant d’être mis à la rue par la famille à l’âge de 16 ans. C’est à ce même moment que Dim’ avait lancé son blog subversif « La Ziggourat vigilante » (en hommage à la WatchTower qui édite et contrôle les lectures de leur communauté), tout en travaillant à droite et à gauche pour vivre et payer ses études. Dimitri avait toujours été comme une sorte d’antihéros pour moi : sa faculté à s’en sortir sans jamais avoir recours à des jobs illégaux, à décrocher sa maîtrise de sociologie — avec mention — sans parler de sa constance et son sens de la Justice sans faille ; tout cela faisait de mon frère quelqu’un d’exceptionnel que je respectais énormément.
« …De toute façon, ce n’est pas comme si tu travaillais dans le paramédical, eux, ce sont des fous furieux, continua mon frère alors que je revins paresseusement dans la conversation.
— Tiens donc… Qu’est-ce qu’ils ont encore inventé comme virus top secret destiné à vendre au pays le plus dictatorial ?
— Diane ! Je suis on ne peut plus sérieux, tu ne lis donc pas mon blog ? J’ai écrit un article aujourd’hui même à ce sujet. BioCorps est une menace à prendre en considération !
— Tu vas rire, mais la journée je n’ai pas le temps de rêvasser, et encore moins de lire tes articles, qui certes sont souvent très bons, mais qui prennent ces derniers temps des tournures de conspirationnisme forcené.
— Il ne s’agit pas d’être maniaque de la conspiration, il est question de respect des procédures, de respect de la vie. Diane, je te parle du dogme du profit qui pisse joyeusement à la raie de la déontologie médicale. BioCorps n’en est pas à son coup d’essai. Ils vont de plus en plus loin en matière de recherches sur les biotechnologies. Ils utilisent la peur des gens pour se faire de l’argent.
— Mais enfin, Dim’, de quoi tu me parles ? Je rentre du bureau, j’ai passé une journée de merde et tu me sautes dessus avec ton discours engagé qui sent les relents de GreenPeace ! J’ai même pas le temps de finir ma bière que tu es déjà en train de m’expliquer que je fais partie du système mais que — heureusement — je ne suis pas la pire. »
Je sus, au moment où ces mots franchirent mes lèvres, qu’il allait se mettre à bouder. Mon frère détestait que je le traite de militant de GreenPeace car il les trouvait à côté des « vrais combats ». À ma grande surprise, Dimitri n’en tint pas compte, il se contenta de secouer la tête avant de me coller trois feuilles A4 entre les mains.
« Je me doutais que tu n’aurais pas eu le temps de lire mon article, et comme tu utilises l’excuse de tes yeux sensibles pour esquiver la lecture sur le PC, je me suis permis de te l’imprimer, me dit mon frère le visage fermé. »
Je levai les yeux au ciel, me demandant pourquoi toute cette mise en scène, et reportai mon attention sur les feuilles. Le titre en lui-même était assez évocateur : « Quand l’Homme joue à Dieu — Où comment provoquer l’aliénation de l’Humain » Je soupirai.
C’était du Dimitri tout craché. Un titre accrocheur, digne d’un Valeurs Actuelles avec une dimension dramatique assumée. Je me mis à lire et compris qu’il s’agissait plus d’un pamphlet sur BioCorps que d’une critique générale. Il y faisait état d’une nouvelle technique qui voyait son principe, déjà discutable, en passe d’être appliquée à grande échelle à titre « préventif ». Il s’agissait de se baser sur le processus de la « neurogénèse » permettant la régénération et la création de cellules neuronales et de l’appliquer en traitement contre diverses maladies telles Alzheimer. Dimitri y expliquait l’implication de BioCorps dans les recherches et une mise en application directe auprès de porteurs sains. Il expliquait, avec force d’arguments médicaux, combien de telles recherches pouvaient être dangereuses et dénonçait vivement les tests faits sur des cobayes humains. Il entrait également dans le détail d’un procédé « d’autoémulation » mis en place et allait jusqu’à qualifier cela de « virus », ce qui me fit soupirer.
Son texte était long, truffé de références à des articles parus sur le web, à des noms de scientifiques, à des documentaires obscurs. Tout cela frelatait le conspirationniste boutonneux qui vit encore chez ses parents, et je commençais à me demander si mon frère ne virait pas quelque peu paranoïaque. Alors que je frissonnai déjà à l’idée qu’il ne soit devenu complètement cinglé, j’attaquai la suite qui frayait allègrement avec les papiers loufoques des années 60.
« […] BioCorps a tout d’abord trouvé le moyen de récupérer les cellules-souches neuronales en les prélevant dans la moelle épinière et a tenté de les faire proliférer avant de les réintroduire dans le corps du patient. Mais le taux de rejet du corps étant trop important, ils se sont tournés vers l’idée folle de pousser l’hippocampe à enclencher le processus de neurogénèse. C’est en ayant recours à la nanotechnologie qu’ils ont réussi à synthétiser un activateur de processus qui stimule la production de nouvelles cellules neuronales. […] Toujours dans leur quête de profits, BioCorps clame aujourd’hui être capable d’étendre ce « traitement » à toutes formes de créations cellulaires. En effet, le laboratoire pharmaceutique veut aujourd’hui toucher un autre secteur que le traitement des maladies neurodégénératives, ils parlent de prévention de la dégénérescence elle-même. En voulant repousser les limites du corps humain, BioCorps compte inonder le marché d’un complément alimentaire visant à forcer le corps à se régénérer, et donc à prévenir l’apparition des rides ou la diminution de la masse musculaire. […] »
J’attrapai une autre cigarette dans mon paquet. Comment Dim’ pouvait écrire de telles choses ? Sur quoi se basait-il ? Où était passé mon frère à l’esprit si pragmatique ? Nous nagions en plein délire psychotique concernant les possibilités de la médecine. Comment une telle chose pourrait être faite ? Et comment Dimitri pouvait prétendre comprendre la portée que pourrait avoir ce « médicament » et ses effets ?
« […] Dans quelle mesure ce traitement ne serait-il pas capable de tourner à la plus formidable catastrophe humanitaire ? Imaginez un instant que votre corps soit soudainement capable de se régénérer, de se guérir, de vivre ; vous imaginez tout de suite que votre vie s’allongerait dans des conditions optimales. Certes. Mais imaginez maintenant que même après l’arrêt de votre cœur vos cellules neuronales continuent de vivre. Nous savons que même après la mort, le cerveau continue de fonctionner quelque temps. Certains chercheurs prétendent qu’il y a trois parties qui composent notre cerveau : le cerveau reptilien, le cerveau limbique qui permet la mémoire et les émotions et enfin le néocortex qui permet le langage et le raisonnement logique. Maintenant imaginez que l’on vous coupe l’accès à vos deux cerveaux évolués, par la mort par exemple, mais que, pendant quelques secondes, votre cerveau reptilien continue de fonctionner. Imaginez l’impact que pourrait avoir la pilule miracle de BioCorps si vos cellules nerveuses et vos tissus étaient en même temps en train de se régénérer. Le « virus » ne souhaitant pas la mort de son hôte, car entraînant la sienne, pourrait veiller à ce que son porteur garde ses fonctions primaires et chercher par la même à se « reproduire » […] »
C’en était trop, je reposai les feuilles et, d’un air qui se voulait détaché, je dis à mon frère :
« J’en peux plus, mon estomac s’autodigère et il se fait tard. Dis, ça ne te tente pas qu’on commande des pizzas avant de reprendre ?
— Tu me promets que tu liras la suite ?
— Oui, évidemment, promis.
— Tu en penses quoi pour le moment ? C’est accessible ?
— Heu… Eh bien je n’y connais rien en médecine donc j’ai un peu de mal… Et puis tu sais Dim’, c’est difficile de réfléchir le ventre vide alors…
— Oui, bon, on mange et on reprend après. »
Nous n’avons jamais reparlé de son article. Dimitri a dû sentir que j’étais quelque peu hermétique à ses propos et n’insista pas. De mon côté, je parvenais à oublier la légère déception qu’il m’avait inspirée en l’écrivant, du moins, jusqu’au soir où je découvris sur la table basse le « Survival’s Guide ». En le feuilletant, j’y trouvais toutes les méthodes pour se protéger en cas d’attaque de… zombies. Lorsque je le vis, je lui demandai des comptes, et cela vira, à l’instar de toutes nos discussions depuis des semaines, à un sérieux désaccord.
« Tu ne crois pas cela plausible comme événement, n’est-ce pas ? me demanda-t-il avec un air cynique. Tu trouvais déjà mon article quelque peu inquiétant pour ma santé mentale, hein Diane ? Ne le nie pas, ça se lisait à ton regard… Tu crois peut-être que je me prépare à une fiction ? »
Il étouffa un rire rauque et sortit de la poche de son jean une coupure de journal froissée. Il me la tendit et me fit signe de lire ce qu’il y avait d’écrit dessus :
« BioCorps invente l’élixir de jouvence,
Le laboratoire pharmaceutique BioCorps, pionnier dans la neurogénèse, lance aujourd’hui sur le marché le complément alimentaire « Vivacitas ». Disponible dans toutes les pharmacies et sans ordonnance, cette petite pilule miracle, couplée à une alimentation saine et équilibrée, ouvre aujourd’hui les portes d’une vieillesse en bonne santé. Oubliez les crèmes antirides ou les protéines en poudres, Vivacitas vous permettra de réduire les signes visibles et invisibles de l’âge, tout en vous garantissant une meilleure santé. Cicatrisation plus rapide, meilleures capacités physiques et intellectuelles, BioCorps révolutionne notre quotidien en lançant mondialement cette fantastique molécule […] »
J’avalai ma salive dans un bruit qui dut s’entendre car mon frère pouffa de rire.
« Tu commences à te dire que j’avais peut-être raison…
— Attends, je ne vois pas le rapport. Bon, ok, tu avais dit qu’ils arriveraient à le faire. Et après ? Quel rapport avec une invasion de zombies ? Dim’, réellement, redescends sur terre : c’est impossible qu’il y ait un jour une telle chose. Le corps meurt et point. Tu peux invoquer toutes les thèses les plus farfelues pour imaginer un prétexte à ce qu’il se relève mais c’est de la fiction ! De-la-pure-fiction !
— Ouais. »
Il ne chercha pas à me convaincre, chose que je trouvais bien plus inquiétante que ses spéculations pessimistes. Ce soir-là, mon frère ne mangea pas à table avec moi. J’eus beau lui cuisiner un poulet au curry, il n’y toucha pas, se contentant de taper frénétiquement sur son clavier pour parler — semblait-il — à des gens d’autres pays. Lorsque je me couchai, il était toujours sur son ordinateur, à discuter passionnément avec un quelconque inconnu. Je refermai la porte sur l’image de mon frère, penché en avant, alignant rapidement des mots, imprimant de temps en temps quelque chose.
Les semaines défilèrent ainsi pendant presque deux mois, entrecoupées de silences de sa part et de repas seule avec le chat. Malheureusement, ce n’était que le prélude à quelque chose d’encore plus dingue. Quelque chose en lien direct avec un accident de voiture sur un passage à niveau où une mère et ses deux filles avaient trouvé la mort. Au bureau, à la radio, tout le monde ne parlait que de ça, et même les politiques s’en étaient emparés afin de relancer le débat sur la signalisation. Mais à la vérité, ce n’est que le samedi suivant que la télé nous donna matière à polémique. J’étais en repos, en train de m’abrutir devant l’écran, sur la chaîne d’information en continu, tout en mangeant un reste de pizza froide. Le journal arborait un bandeau rouge et noir avec la mention « Flash Infos » où circulaient en bas nombres d’informations. La présentatrice débitait sans cesse la même chose et je parvins à comprendre des mots tels que « tragédie », « violence », « carnage » ou encore « digne d’un film d’horreur». Je montai le son, et profitai de l’interview de l’envoyé spécial.
« Stéphane, vous êtes sur place depuis l’arrivée des secours, il y a beaucoup de blessés ?
— … Oui, effectivement, ici, les médecins se sont en priorité organisés pour prodiguer les premiers soins à ceux qui ont été attaqués. Plusieurs camions d’ambulances et de pompiers se sont déplacés.
— Sait-on ce qu’il s’est réellement passé dans cette église ? A-t-on déjà des premières informations ?
— … Eh bien, il nous est difficile de déterminer précisément la chronologie des événements. Il semblerait que quelque chose ait attaqué les gens venus assister aux obsèques de Véronique Duffour et de ses deux filles Lily et Emmeline. La cérémonie était prévue pour 15h et nous savons que les secours ont été appelés vers 15h45.
— Y a-t-il des témoins, Stéphane, qui auraient des informations plus précises ?
— … La police est arrivée sur place et encercle l’église car il semble que l’animal qui a attaqué les proches soit toujours dedans.
— Est-ce que la présence d’un animal a été confirmée ?
— … Non, il nous est très difficile de communiquer avec les blessés, les autorités ont bouclé tout le périmètre, mais nous avons pu filmer quelques secondes un camion de pompiers, et tout indique qu’il s’agisse d’une attaque bestiale. »
Rapidement, la télé diffusa une courte vidéo qui montrait de loin un homme, blessé à la gorge, qui hurlait qu’il avait été mordu. Les deux pompiers tentaient d’appliquer sur son importante blessure des compresses pour stopper l’effusion de sang, mais, même sans aucune connaissance médicale, je voyais bien que le pauvre était condamné.
« Merci Stéphane pour ces images, nous reviendrons en duplex avec vous quelques minutes plus tard.
— … A tout à l’heure.
— Nous consacrerons une autre page à cet événement, mais tout de suite, le rappel des titres. »
Je secouai la tête. Eh bien… Rude épreuve pour la famille. Perdre leurs proches et ne pas pouvoir faire leur deuil convenablement… Je laissai la télé diffuser en boucle ces infos, et filai à la douche. Je ressortis les cheveux encore ruisselants d’eau, les épongeant distraitement d’une serviette mauve, quand une litanie, prononcée sur un ton monocorde, attira mon attention. À présent, la chaîne diffusait une vidéo amateur de mauvaise qualité (probablement prise par un téléphone portable). On y voyait le prêtre débiter son sermon devant trois cercueils fermés et un parterre de gens habillés en noir. Apparemment, les journalistes avaient fini par trouver le moyen de se procurer davantage d’informations concernant ce qui s’était passé dans l’église. La vidéo centrée sur le prêtre zooma soudainement sur le plus gros cercueil. Un instant, je me demandai si le « cameraman » n’était pas quelque peu morbide dans son choix, lorsque je compris ce qui l’avait amené à filmer ce détail. Lentement, presque imperceptiblement, le couvercle se relevait. J’ouvris grand les yeux et m’approchai de la télé pour mieux voir. Le prêtre continuait son discours, mais déjà le premier rang commença à chuchoter, tout d’abord de gêne et rapidement d’inquiétude. Le couvercle se rabattit soudainement et ce qui restait d’une femme en sortit. On entendit des cris d’effroi, mais personne ne bougea. Le prêtre s’arrêta, comme frappé d’horreur et se signa, récitant le « Notre père » à toute vitesse. Un désagréable frisson remonta le long de mon échine et hérissa tous mes poils. « Impossible » Pensais-je. La femme était brune, le visage à demi-entier, l’autre partie plus ou moins reconstituée par les soins des maquilleurs. Il lui manquait un bras, et l’os de sa hanche était parfaitement visible. Elle semblait suinter de décomposition avancée. Le cadavre resta immobile pendant une fraction de seconde et on entendit sur la vidéo ce qui semblait être son époux l’appeler par son nom. Ce qui restait de Véronique pencha la tête sur le côté, jaugeant son mari. Elle s’approcha lentement, les pieds frottant au sol, le corps presque flasque. L’homme ne recula pas, et j’eus envie de lui crier inutilement de s’éloigner. Tout se passa alors très vite : elle bondit sur lui et le mordit férocement au cou. Des hurlements s’élevèrent, amplifiés par la dimension de l’église et tous tentèrent de fuir. Le cameraman décida de partir lui aussi, alors que sa dernière prise retranscrivait les images du mari, le sang coulant à flots sur sa poitrine, s’écroulant au sol tandis que Véronique fonçait sur un jeune garçon.
Mes jambes cédèrent alors, j’avais laissé tomber la serviette et à présent, je gardais la bouche grande ouverte. La vidéo reprit depuis le début, remontrant toute la scène et je restai prostrée à la regarder, encore, encore, et encore. Au bout d’une demi-heure, les images changèrent, la chaîne montrait cette fois-ci la présentatrice en train d’expliquer la situation :
« Les forces de l’ordre ont enfin pu capturer l’animal et les services vétérinaires l’ont euthanasié après lui avoir fait un prélèvement de sang. Il semblerait que la bête présentait tous les signes de la rage, et les autorités sanitaires gardent en observation les blessés et leur ont déjà administré le vaccin contre cette terrible maladie qui, malheureusement, n’est toujours pas éradiquée. »
Quoi ? Je me redressai et m’approchai tellement de la télé que mon nez touchait l’écran.
« La police est d’ores et déjà sur la trace du ou des personnes qui auraient manipulé la vidéo, montrant une scène de fiction faisant croire à un canular d’un goût plus que douteux. »
Hein ? Je clignai des yeux. Mensonge. Elle ne pouvait décemment pas dire une telle chose, et il était encore plus impossible que qui que ce soit croit à ces histoires !
« Pour le reste, le mari a décidé de porter plainte contre X, car il dit ne pas avoir apprécié que l’on utilise l’image de sa femme et salisse ainsi sa mort. »
J’avais la tête qui tournait. C’était tout simplement de la folie. Dans un élan de lucidité, je me précipitai sur mon ordinateur et tentai de trouver des informations sur le web. Aucune vidéo de disponible, à chaque fois que je cliquais sur un lien, il me renvoyait sur une page blanche avec mention de la désactivation de la vidéo pour des raisons de contenu soi-disant incorrect. Je tentai une nouvelle recherche, mais aucun lien, de forum, de site, ou quoi que ce soit n’était encore actif. J’avais pour seule explication le résumé Google des pages. Certains évoquaient très explicitement le terme de « morts-vivants » ou encore citaient étrangement BioCorps. Je m’adossai à la chaise de bureau, le souffle coupé, l’esprit embrouillé de mille questions quand, soudain, la porte s’ouvrit avec fracas. Je sursautai et attrapai la seule chose qui me tomba sous la main : le « vrai-faux » katana de mon frère.
« Bien, au moins tu as de bons réflexes. »
Je clignai des yeux. Dimitri se trouvait dans le salon, portant sur lui un gros sac militaire, deux arbalètes accrochées dans le dos et tenant dans ses mains le Guide.
« Dim’, tu… Je… Est-ce que… ?
— Ah, tu sais ce qu’il s’est passé alors ?
— Merde ! Merde, Dim’ ! Merde !
— Et ce n’est pas le premier cas. Ça fait trois semaines que je suis en contact avec de nombreux pays, et apparemment, c’est le premier chez nous, mais pas dans le monde.
— Mais comment… ?
— T’as vu un peu comment le gouvernement étouffe rapidement l’affaire ? Impossible de trouver des infos et ce, nulle part. Tous les ordinateurs, les téléphones… tout est surveillé pour faire remonter aux autorités le moindre échange à ce sujet. D’ailleurs, avec mes nombreuses discussions, je suis surpris qu’ils n’aient pas niqué carrément notre connexion, apparemment, seul mon PC a été attaqué.
— De quoi… ?
— Diane, je ne peux plus allumer mon ordinateur depuis des semaines. Enfin, si, mais une saloperie de virus m’empêche de m’en servir. C’était prévisible, du coup, j’ai passé pas mal de temps dans divers cybercafés et tu sais ce que j’ai appris ? Non seulement c’est pas la première fois que je vois ça, mais toutes ces attaques ont un point commun : la personne qui est morte revient à la vie quelques jours plus tard. Et tu sais le plus étrange dans tout ça ?
— Dim’, ne me dit pas que c’est de la faute de BioCorps, s’il te plaît, c’est vraiment pas l’moment…
— Très bien, disons alors que c’est de la faute de Vivacitas, car tous en consommaient.
— Dimitri ! Ok, ok ! tu avais peut-être raison de dire qu’il pouvait arriver un truc bizarre, mais tu vas trop loin, comment tu pourrais en avoir la preuve, hein ? Dis-moi.
— Pas un truc Diane, plein de trucs, justement. Mais surtout : ce que je sais, c’est que ceux qui ont été mordus ont été mis en observation par le laboratoire. J’ai un pote qui habite pas loin d’un de leurs centres et il m’a dit qu’il y avait une agitation inhabituelle ces derniers temps là-bas.
— Écoute, tout ça, c’est impossible, on est en train de se monter la tête…
— Très bien, alors tu peux m’expliquer pourquoi tu as pris mon katana, hein ?
— Je… Mais t’es con, tu as fracassé la porte d’entrée, ça pouvait très bien être un voleur, un tueur ou un…
— Un zombie ? »
Il me sourit d’un air triomphal et je jetai le sabre au sol comme s’il m’avait mordue. Dimitri croisa les bras sur sa poitrine et je pus voir qu’il n’avait pas fait que traîner dans des cybercafés miteux : ses muscles se découpaient nettement sur ses avant-bras et son T-shirt semblait hurler à ses pectoraux de ne pas le déformer ainsi. Aucun doute de possible, Dimitri y croyait, et s’y préparait depuis quelque temps.
Cela faisait déjà bientôt deux heures que lui et moi descendions une bouteille de whisky. Nous ne disions rien, on se contentait de boire en silence, tout en mangeant des hamburgers qu’il avait ramenés avec lui. Oui, Dimitri, mon frère, avait pris de la nourriture à emporter chez McDonald’s. C’était peut-être le signe le plus frappant de la fin du monde. J’étais enroulée dans une couverture malgré la douceur du printemps et je mâchouillais, depuis plus d’une minute déjà, ma bouchée. Il se leva d’une manière suffisamment brusque pour me faire sursauter et m’enleva le verre des mains. J’eus à peine le temps de protester qu’il me colla à la place son guide ésotérique.
« Tiens, tu as jusqu’à lundi matin pour le lire. Ne t’occupe de rien d’autre, tu le lis, et basta. Le reste, je m’en charge. »
***
Je forçais sur les bras, sentant les muscles brûler et mes abdos se contracter. Les pieds croisés, jambes légèrement repliées, mon nez passa la barre et je pus éructer avec difficulté « trente-deux » non sans hargne. Mon T-shirt collait à ma poitrine baignée de sueur. Je sentais que ma gorge était sèche et la fatigue me gagnait. J’amorçai la descente, me préparant à reposer les pieds au sol quand j’entendis du fond de l’appartement « Non, encore trois, Diane. ». J’avais un « tu me les brises menues Dimitri » sur le bout de la langue mais j’avais trop à perdre en le disant à haute voix : tout d’abord, j’aurais eu le droit au sermon du bon et du mauvais soldat mais, surtout : je pouvais courir pour avoir le droit de manger après.
Depuis ce jour où le lieu saint qu’est l’église était devenu synonyme de début de pandémie, Dimitri n’avait de cesse de me faire faire du sport. Il m’obligeait à me réveiller peu avant le lever du soleil, à faire des nuits en pointillés où je le regardais dormir, à prendre de plus en plus de douches froides, et à meubler mes journées de séances d’entraînement physique et de tir. Je me musclais, j’apprenais à me servir d’une arbalète, à tirer avec un fusil ou un pistolet d’airsoft plus ou moins réalistes. Dimitri voulant économiser les balles et les cartouches, me faisait travailler avec des munitions de billes. Et la journée, je le voyais de plus en plus car il avait pris l’habitude ces derniers temps de cesser ses allées et venues.
À mon entraînement physique s’ajoutait un entraînement psychologique. En effet, je me levais désormais sans le café habituel car, pour Dim’, il fallait limiter au maximum tout ce qui pouvait habituer le corps à être dopé. Exit par la même occasion la nicotine. Il m’avait radicalement désintoxiquée, jugeant qu’il serait mieux pour moi de fumer une rare cigarette plutôt que d’être prête à tuer pour une bouffée de goudron. Mon régime alimentaire avait lui-même changé : composé essentiellement de protéines et d’eau, il m’avait fait devenir en trois semaines une réplique blonde de Lara Croft, chose pour laquelle j’aurais tué des mois auparavant, mais qui aujourd’hui ne me faisait plus ni chaud, ni froid. Ma garde-robe était surveillée : treillis, débardeurs, bottes militaires, ceinture à poches avaient remplacé les tailleurs Chanel et les talons hauts Calvin Klein. Rien n’était laissé au hasard et il m’obligeait à m’attacher en permanence les cheveux en une natte serrée et remontée sur la nuque. À me demander s’il n’allait pas me faire porter un short avec un haut vert…
Je finis par reposer les pieds au sol et, n’entendant rien provenant de la chambre, je compris que je pouvais m’autoriser une pause et me jetai sur la bouteille d’eau fraîche comme un homme perdu au milieu du Sahara. Ce faisant, j’allumai la télé et refis le numéro de la mosaïque pour afficher en miniatures toutes les chaînes.
« Hey ! Il y a deux de plus qui ont une mire.
— Ça nous en fait sept, non ?
— Ouais, c’est ça. Il ne reste plus que deux chaînes publiques.
— Et on a l’droit à quoi ?
— Téléfilms et documentaires sur les différentes mesures « efficaces » du gouvernement.
— Ouais… Évidemment, il faut rassurer. Et celle d’infos en continu qui reste ?
— Justement, Dim’, la dernière affiche « erreur de connexion ».
— Putain ! »
J’entendis un bruit sourd, signe qu’il venait — encore — de frapper dans le mur de sa chambre. Il arriva en trombe dans le salon et s’arrêta net devant mon air réprobateur. Il se redressa et repeint sur son visage l’expression neutre qu’il arborait depuis plusieurs jours. Il regarda l’heure sur sa montre mécanique et pesta une nouvelle fois. Depuis quelque temps, Dim’ ne me laissait pas sortir, même pour aller sur le toit, arguant que je pouvais révéler notre position. À dire vrai, je trouvais le comportement de Dimitri passablement inquiétant avant l’incident, mais depuis… Il s’était mué en une sorte de soldat en croisade, faisant plus d’exercice que je ne pourrais jamais en supporter. Il surveillait régulièrement l’extérieur par la fenêtre, notait tout dans un carnet, faisait des rondes dans l’appartement pour vérifier diverses portes de sortie, checkait nos paquetages. Un putain de sergent-chef militaire ! Les journées se faisaient de plus en plus longues. Nous ne regardions plus la télévision, nous n’avions plus accès à Internet, et nos portables ne captaient plus rien. Le gouvernement racontait sur les chaînes publiques que nous étions victimes d’une attaque terroriste et que nos ennemis (jamais nommés) nous avaient coupé tout moyen de communication. Sauf en mettant le nez dehors, nous n’avions plus aucun moyen de savoir ce qu’il pouvait bien se passer. Dimitri me disait que ses dernières sorties avaient été écourtées car il s’était retrouvé nez à nez avec un des contaminés et qu’à présent, il y en avait en ville et qu’ils se répandaient comme la peste. J’étais moi-même surprise que la télé fonctionne encore et que l’on ait de l’eau courante et de l’électricité.
En lisant le Guide, toutes ces étapes étaient décrites et je savais qu’il nous restait peu de temps avant de devoir affronter directement ce cataclysme. Étrangement, même si mon frère me façonnait en me répétant qu’il pouvait mourir à tout instant et que, de ce fait, je devrais être en mesure de me débrouiller seule ; il m’interdisait de regarder par la fenêtre pour les voir. J’avais bien compris qu’il cherchait à retarder le moment où je devrais affronter ça. J’aurais très bien pu me rebeller contre ce paternalisme forcené, mais je dois admettre que je n’étais vraiment pas pressée de voir un film d’horreur en version réalité augmentée. Je me contentais donc de lire les notes qu’il prenait et j’étais forcée de constater que nous vivions bien là une apocalypse de zombies. Je n’avais pourtant nullement conscience de la gravité de la chose, puisque protégée par ma prison dorée, et je me bornais à appliquer au mieux chaque ordre qu’il me donnait sans pour autant intégrer la réalité de notre situation. Le Guide préconisait d’éviter de partir de chez soi, surtout si on était au dernier étage. Le Guide conseillait aussi parallèlement d’éviter les villes. En fait, nous attendions. Quoi et pour combien de temps encore ? je l’ignorais, parce que nous n’avions que peu de provisions. Du moins, elles s’amenuisaient et je les estimais capables de nous faire tenir une semaine, peut-être deux, tout au plus. Non, ce n’était décidément pas la stratégie de mon frère. Il semblait attendre quelque chose, mais éludait systématiquement la question lorsque je l’interrogeais.
Je sortis du frigo quatre œufs et des lardons fumés. J’allumai la gazinière et attendis patiemment que la poêle soit brûlante avant de faire revenir les lardons. Une fois ceux-ci blanchis et l’appartement embaumé d’une odeur de charcuterie, je cassai les œufs et les fis cuire. Je servis notre brouille et nous versai deux verres d’eau bien fraîche avant de m’asseoir à table, le ventre grondant sourdement. Dimitri ne sembla pas s’intéresser au repas, le nez collé à la fenêtre, il ajouta frénétiquement des commentaires sur ses notes.
« Diane… Ils ne traînent plus dans la rue.
— Et alors… ? C’est plutôt bon signe, non ?
— Non.
— Eh bien ils reviendront ! Viens bouffer, j’ai la dalle et j’vais finir ton assiette. »
Mais il ne bougea pas d’un pouce. J’engloutis donc mon repas et lorgnais déjà le sien lorsque tout à coup, on entendit un faible tapotement à la porte. Dimitri m’intima d’un seul regard de ne plus bouger. Il tira de son dos son coupe-coupe grossier et s’approcha à pas feutrés de l’entrée. J’osai à peine respirer, une désagréable sensation tiraillant l’estomac manqua de me faire vomir mes œufs-lardons. Dimitri me lança un regard, puis regarda en direction des toilettes. J’avais peur : si mon frère envisageait une sortie par les combles, c’est que ce qu’il y avait derrière la porte avait de grandes chances de ne pas être un de nos voisins. On frappa à nouveau faiblement à la porte et je le vis se tendre au maximum, la main gauche s’approchant de la poignée, la droite tenant fermement son arme. Je retins mon souffle, le dos de mon frère se contracta et il ouvrit rapidement sur un livreur d’UPS. L’homme tenait dans sa main une boîte au carton lacéré d’une déchirure béante, il semblait avoir du mal à rester debout et fixait mon frère de ses yeux blancs. Une forte odeur de décomposition vint emplir la pièce et remplacer celle de mes lardons. Je tremblais comme une feuille, n’osant parler ou m’armer pour aider mon frère. J’entendis un raclement, et plusieurs râles derrière ce qui restait du jeune homme.
« Fonce aux chiottes ! » Hurla mon frère.
Je tombai de ma chaise en voulant me précipiter aux toilettes. J’entendis la lame fendre l’air et arracher un grognement au zombie. Je perçus l’écoulement du sang et la porte se claquer. Un objet lourd qu’on déplace. Puis, la porte à présent martelée.
« Diane ! L’échelle, grouille ! »
La tête me tournait, j’ouvris la trappe des toilettes avec le balai, fis descendre l’échelle et jetai un regard en arrière pour voir mon frère prendre nos deux sacs et quelques armes. Il me hurla une nouvelle fois de monter et je gravis les échelons, en manquant parfois de retomber. Derrière nous, j’entendis la porte céder et nos assaillants s’engouffrer dans notre appartement. La plaque du toit était coincée, Dim’ se hissa par-dessus moi et donna un grand coup de poing dedans pour la faire basculer. J’arrivai à me hisser et l’aidai à monter. Il referma la trappe et tira d’un des sacs un épais cadenas qu’il boucla sur la languette en fer. Il jeta nos sacs au sol et s’examina sous toutes les coutures avant de pousser un soupir de soulagement et reprendre son souffle. Je tombai à genoux, secouée de violentes contractions et finis par vomir lamentablement au sol.
L’air frais me calma quelque peu, j’entendais à peine la respiration de mon frère. Le silence avait remplacé le murmure de la ville. Au loin, on entendait parfois le bruit de pneus crisser ou le crash d’une voiture. En prêtant attention, on pouvait également entendre des hurlements se transformer en borborygmes mourants. Nous étions donc dehors, notre appartement devenu un nid infesté, quatre provisions en poche. Et moi qui sentais mes nerfs lâcher. Dimitri ne me laissa guère de temps pour me reprendre, et m’attacha une arbalète et un carquois dans le dos. Il ceint à ma cuisse un couteau dans son fourreau et me tendit un des deux sacs. Plus d’entraînement, plus de test, nous étions dans un grandeur nature. Dimitri tira un plan de sa veste et le déplia sur le sol.
« Bien, on va circuler sur les toits pendant une quinzaine de mètres. Ensuite, on descendra par un escalier de secours du côté de la rue du Loup, là, on prendra ensuite le cours Mirabeau et on essaiera, si possible, de passer la place Vitrolles avant de prendre le 4×4.
— Qu’est-ce que… ?
— Si tout se passe bien, il y est toujours, avec un plein et des réserves d’essence, de bouffe et d’armes dans le coffre. De là, on sortira de la ville en prenant la voie des chemins de fer, et on coupera par la campagne. On devrait être arrivés d’ici quatre heures. En espérant que tout soit prêt.
— De quoi tu parles ?
— Merde, écoute, j’ai prévu notre plan de sortie, on a deux places qui nous attendent dans un refuge à l’Est.
— Quel refuge ? Quelles places ? Dimitri, mais de quoi tu me parles à la fin ?
— J’ai acheté deux places pour nous il y a trois semaines dans un refuge anti-zombies.
— Tu as quoi ?!? Mais combien as-tu payé pour ça ? Avec quel argent ?
— J’ai emprunté, écoute, ça n’a plus aucune importance. Là, on devrait partir, le soleil est haut, avec un peu de chance on y arrivera sans embûche avant son coucher.
— T’as emprunté ?!? Mais comment tu as pu faire ça sans m’en parler ? Comment on va rembourser ? »
Je me mis à hurler de plus en plus fort et Dimitri tentait de m’apaiser probablement de peur que je ne les attire. Mais toute la tension accumulée pendant ces trois dernières semaines explosait littéralement à cet instant. Je sentis l’air se rapprocher de moi à une vitesse incroyable avant d’envoyer ma tête sur le côté, une douleur vivace se répandant sur ma joue. Mon frère venait de m’asséner la gifle de ma vie.
« Diane, tu la ferme et tu te reprends ! »
Je regardais mon frère comme s’il venait de lui pousser un troisième œil. Jamais Dimitri n’avait fait preuve de violence avec moi. Il me toisa d’un air sévère et commença à reculer avant de s’arrêter.
« Ou tu me suis sans faire de bruit, ou tu crèves ici. Je ne me suis pas autant cassé le cul à t’entraîner pour que tu craques dès qu’un livreur décomposé frappe à notre porte. »
Je baissai le regard et acquiesçai en silence. C’est vrai, il venait de me sauver la vie. Dimitri se pencha et s’élança en trombe, à toute vitesse, pour sauter et atterrir sur l’autre toit. Je ne me fis pas prier et l’imitai non sans mal. Je retombai en roulade, héritant ainsi de mes premiers bleus et coupures de cette fin du monde. Je n’aurais jamais cru en être capable, et pourtant, je venais de le faire… Il sourit en silence, approbateur, et reprit sa course.
Nous passâmes de toit en toit, comme il me l’avait indiqué ; au bout du quatrième, je pus me rétablir correctement sur mes appuis et me relevai presque naturellement. Il me fit signe de m’arrêter et se pencha légèrement au-dessus de la rue. Nous avions les escaliers de secours juste sous nos pieds mais mon frère ne les prit pas tout de suite, il observa attentivement la petite rue et remonta son regard sur le cours Mirabeau. Il fit glisser son sac sur son flanc avant d’en sortir des jumelles pour scruter plus en détails notre parcours. Nous échangeâmes un regard et il me décrivit par signes le tracé à suivre, puis il apposa son index sur ma bouche pour m’intimer à la plus grande discrétion et mit ses jumelles en bandoulière avant d’entamer la descente. Il descendait lentement, échelon par échelon, se tenant d’une main à l’échelle, de l’autre tenant son arbalète chargée. Je le suivis en silence, tentant d’être la plus stable possible mais, ne fus réellement soulagée que lorsque j’arrivai au sol. Dimitri avança prudemment et me fit signe d’armer mon arbalète et de l’avoir en main. Je bandai donc mon arme et y calai un carreau, prête à tirer. Nous passâmes l’angle de la rue et débouchâmes sur le grand cours. Les voitures étaient abandonnées, certaines encastrées dans des vitrines, d’autres dans des poteaux électriques. Une bouche à incendie déversait en continu de l’eau sur la chaussée, inondant pratiquement la route sur deux mètres. Il n’y avait pas un bruit, nous avancions prudemment, Dim’ vérifiant méticuleusement chaque rue perpendiculaire à l’aide de ses jumelles. Apparemment, nous étions seuls et je trouvais ce vide particulièrement étouffant. Être confinée dans un appartement avec un minimum de télévision, ça vous cache admirablement bien l’ampleur de la situation.
Au bout de quelques mètres, on tomba nez à nez avec des cadavres en décomposition avancée jonchant le sol. Dimitri sortit son coupe-coupe et l’enfonça dans le crâne de l’un d’entre eux. Il était mort depuis longtemps, ce qui nous soulagea quelque peu. Nous prîmes grand soin de les éviter, en faisant le moins de bruit possible, pour détecter le moindre grognement ou écho de pas suspect. Il nous restait une dizaine de mètres avant d’arriver enfin à la place, quand nous entendîmes un cri strident. Nous nous arrêtâmes net, arbalètes au poing, dos à dos, cherchant des yeux la provenance de ce cri. Nous vîmes une femme en jean tâché de sang, une chemise bleu-cyan déchirée sur ses bras, courir dans notre direction. Elle hurlait à la mort en gesticulant dans tous les sens et j’aperçus un bras sortir de l’angle de la rue d’où elle déboulait. Dimitri releva son arbalète, lorsque deux zombies arrivèrent en trombe pour pourchasser la jeune femme. Celle-ci se jeta presque dans mes bras, en pleurs, et j’entendis la corde fouetter l’air, avant de voir l’un des deux assaillants tomber au sol, un carreau entre les deux yeux. Je voulus la dégager pour libérer mon bras et ainsi tuer le deuxième, mais elle se cramponna davantage, en proie à une peur viscérale, et c’est mon frère qui lança son coupe-coupe dans la tête de l’ennemi. Dimitri partit récupérer sa lame et son carreau, me laissant à deux mètres derrière lui avec la femme qui se confondait en remerciements, crachant à moitié du sang sur mes rangers. Je tremblais moi-même, ne sachant comment la réconforter, et ne pris pas garde au cadavre à mes côtés qui se releva lentement, ni à ceux que nous avions dépassés qui, alertés par les vociférations de la victime, rampaient dans notre direction comme si elle avait sonné l’heure du repas.
« Merde ! DIMITRI !
— Go ! Go ! GO ! »
Je tirai par le bras la brune et tentai de l’obliger à se relever pour prendre la poudre d’escampette. Mon frère assena un coup rude sur le non-mort qui s’apprêtait à me tirer la cheville et souleva la femme par la taille pour la faire basculer dans son dos et courir avec. Nous avions peut-être cinq à sept contaminés à nos trousses, et l’autre pimbêche hurlait toujours à l’aide. Dimitri finit par lui frapper la tête avec le manche de sa lame et elle sombra dans l’inconscience. Nous arrivâmes sur la place, les zombies toujours sur les talons et mon frère me jeta un regard critique, avant de déposer sans ménagement le corps de notre rescapée au sol. Il réarma son arbalète et je tirai la première sur l’un de nos assaillants. Un deuxième carreau fusa et toucha sa cible alors que d’autres fondaient sur nous comme des rapaces. Je lançai mon couteau comme l’avait fait plus tôt Dimitri, mais il rata lamentablement sa cible et je dus me rabattre sur mon arme à distance pour repousser les cadavres. Nous en avions descendu quatre, et le dernier était déjà à portée de bras. Mon frère lui écrasa la figure avec son poing, faisant éclater sa mâchoire et voler des dents. Le zombie chancela et tomba au sol, Dimitri lui fracassa la tête d’un coup de talon et courut en direction de ceux que nous venions d’éliminer pour vérifier leur mort et récupérer nos projectiles. Je reprenais mon souffle péniblement, en me tenant les genoux, le corps plié en deux, la sueur brûlant mes yeux. Je relevai la tête, croisant le regard de mon frère et lui dédiai un sourire timide, alors que celui-ci pâlit légèrement. Un bras vint à m’encercler la taille et j’entendis un grognement guttural dans mon dos. Je fis volte-face et ouvris grand la bouche avant de repousser mon agresseur de mes deux bras.
« Merde, la pute ! » Lâchai-je avec classe.
Je me débattais férocement, la femme les yeux révulsés, gueule ouverte, tentait de mordre n’importe quelle partie de ma chair. Je roulai, la faisant basculer sous moi et lui donnai un coup de poing efficace qui lui éclata le nez, sans pour autant sembler la traumatiser. Je voulus prendre mon couteau et réalisai que je l’avais stupidement jeté sur l’un des zombies. Elle tenta à nouveau de me donner un coup de dent, agrippant fermement mes bras, ses jambes craquant sur le béton tant elle les secouait pour s’extirper. Je la frappai encore une fois, cette fois-ci lui cassant véritablement le nez, mais elle n’en restait pas moins vivace. Manifestement, sa fraîcheur était un sacré handicap, ses chairs n’étaient pas encore assez molles pour souffrir de mes ridicules coups. Je la tirai par les cheveux et lui cognai la tête avec force contre le sol. Je la cognais, une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce que mes mains soient recouvertes de sang, la moitié de son visage raclé au sol, de l’écume dégoulinant de ses lèvres. Je hurlai, en même temps qu’elle, à chaque coup, je hurlai de terreur. Je sentis une main se poser sur mon épaule et me retournai vivement, poings levés, prête à me défendre avant de croiser le regard compatissant et quelque peu sombre de mon frère.
« C’est bon, arrête. Elle est morte. Tu n’as rien ? »
Il m’aida à me relever et nettoya d’un morceau de tissu le sang qui tâchait mes vêtements. J’étais secouée de tremblements, me tenant fermement à ses épaules pour ne pas flancher. Il m’examina longuement pour voir probablement si pendant l’altercation elle ne m’avait pas mordue, et finit par remettre mon couteau dans son fourreau. On entendit une porte de voiture grincer et un cadavre en sortir en claudiquant. À notre droite, un groupe de personnes mortes descendait d’un bus encastré dans une cabine téléphonique. Dimitri me donna une tape sur l’épaule et redressa son arbalète. Une vitre se brisa dans un fracas se répercutant sur toute la place. La vitrine presque anéantie du café vomit une dizaine de contaminés. Nous étions les proies d’une bonne trentaine de zombies. Dim’ m’attrapa le bras et me fit courir à vive allure en direction de la rue Colbert. Les morts bondirent dans notre direction et rapidement la place devint noire de cadavres réanimés. Nous dérapâmes en tournant dans une rue et je manquai de tomber à la renverse lorsqu’il nous fit sauter par-dessus des poubelles couchées sur le bitume.
Au bout de la petite rue se trouvait une grille fermée et juste derrière, un gros 4×4 noir.
« Accélère Diane ! »
Il jeta nos deux sacs par-dessus la grille et me souleva pour me faire sauter de l’autre côté. Je montai rapidement, me retournant à temps pour voir les zombies s’engouffrer dans la ruelle avec vivacité. Dimitri escalada à son tour le grillage et se jeta sur la portière du véhicule pour l’ouvrir. Je m’avachis sur le siège du passager et Dim’ tourna la clef, en marmonnant des suppliques pour qu’elle démarre. Le moteur vrombit au moment où d’autres cadavres fondaient sur nous de l’autre côté. Dimitri passa la première avec fougue et leur fonça dessus, les quatre roues motrices faisant des miracles sur les corps flasques de ces créatures. Il braqua le volant, faisant tanguer la caisse en direction d’un relevé. Celui-ci se retrouva projeté contre un mur et j’entendis un léger craquement, la vitre arrière était légèrement fêlée. Je constatai alors que toutes les vitres, même le pare-brise, étaient recouvertes de grillages et que l’avant, comme l’arrière du monstre, étaient pourvus de chasse-neige en acier laqué. Dimitri roulait à vive allure dans les rues de la ville, n’hésitant pas à défoncer des boîtes aux lettres ou écraser des corps qui traînaient çà et là au sol. Il vira sec à un embranchement, en direction de la gare de marchandises et, rapidement, le 4×4 tremblait en roulant sur les rails. Dimitri soupira de soulagement et me sourit.
Le soleil était toujours haut, il devait être aux alentours de quatre heures et nous faisions déjà route en direction de la sortie de la ville. Au-dessus de nous, on pouvait voir les passerelles de l’autoroute et de la rocade qui reliaient les quatre grands axes de la cité. Les voitures étaient toutes arrêtées dans le sens de la sortie et certains passagers et conducteurs marchaient sur la chaussée, le regard blanc, la bouche béatement ouverte. Je regardai en arrière la ville s’éloigner de nous et se dessiner plus nettement encore. De la fumée s’élevait légèrement, et elle semblait prête à s’effondrer sur elle-même. Dimitri me pressa la main pour me faire me retourner et ouvrit la boîte à gants devant moi. Il en sortit un paquet de cigarettes et m’en tendit une gracieusement avant de me l’allumer. Je dégustai avec bonheur cette chère nicotine retrouvée qui m’embruma légèrement l’esprit. Au moins, nous avions survécu à notre fuite…
***
Je courais à vive allure, la gorge me brûlant, tant je venais à manquer de souffle. Mon sac glissa brutalement de mon épaule et chuta sur le sol dans un bruit de casse qui se répercuta sur les murs en béton de la rue. Je poussai un juron étouffé, et, tandis que je m’arnachai de nouveau, j’entendis le râle caractéristique d’un contaminé. Je tournai légèrement la tête pour apercevoir du coin de l’œil un homme en caleçon sortir d’une voiture, boitant sur un genou à l’angle improbable. J’évaluai rapidement l’état de son corps et compris qu’en dépit de sa fracture à la rotule, sa capacité de déplacement n’en était pas pour autant réduite. J’avisai la distance qui me séparait de l’entrée du château d’eau et me remis en route en marchant le plus calmement possible à grandes enjambées. Le nudiste estropié grogna à nouveau mais ne montra aucun signe d’empressement. Mon cœur battait le rythme sur mes tempes et je sentis un frisson d’appréhension remonter le long de la colonne vertébrale. Il me restait un mètre avant d’atteindre la porte. J’aspirai goulûment une bouffé d’air avant de bloquer mon souffle et de bander tous les muscles. Le contaminé éructa et je sentis son regard vitreux braqué sur ma nuque.
D’une poussée violente sur mes appuis je m’élançai sur la poignée de la porte, le zombie sur mes talons. Je me glissai prestement dans l’entrebâillement et jetai presque mes sacs au sol pour attraper la poutre transversale en acier. Mon assaillant passa le bras, m’empêchant de plaquer la porte et d’en bloquer l’accès. Je commençai à paniquer : la moitié de mon corps collé à la porte pour tenter de la refermer, l’avant bras droit commençant à s’enflammer sous le poids de la barre métallique. Il essaya plusieurs fois de m’agripper et je sentais mes jambes plier sous la poussée formidable du cadavre. Je décidai de lâcher la barre et tirai rapidement mon couteau de cuisine de son étui, avant d’entreprendre de découper le membre envahisseur. Le contaminé ne semblait pas m’en tenir rigueur, ni éprouver une quelconque souffrance. Je finis par réussir à l’amputer assez pour lui claquer la porte au nez et bloquer son ouverture avec ma barre métallique.
Une fois l’entrée chichement condamnée, je m’attelai à remettre devant toutes ses barricades habituelles : du caddie au container à poubelles, en passant par une portière de voiture, le tout, solidement enchaîné et cadenassé.
Je me rééquipai de mes sacs et gravis les marches de mon « château ». Je passai la tenture épaisse (un vieux tapis estampillé « pure-perse-made-in-china ») et déposai mon paquetage sur le canapé de fortune. Je n’avais pas le courage de ranger mon butin, je me laissai choir sur l’amas de poufs qui me servait autant d’édredon que de lit et laissai mon regard balayer la pièce : dans l’angle droit de mon refuge j’avais érigé des étagères bancales pillées dans un Ikéa proche.
Elles supportaient le poids de nombreuses conserves et de toutes les recharges gaz de mon réchaud. Plus à gauche se trouvait une sorte de râtelier d’armes exposant autant de couteaux de cuisine, que d’épées plus ou moins réalistes, de haches à incendie, que de pistolets ou fusils de chasse. L’étagère des cartouches était, elle, pratiquement vide et je savais que je ne risquais pas de durer encore longtemps sans munitions. Je n’avais pratiquement plus de lingettes corporelles et malgré ce choix d’hygiène, le château commençait à être ardemment pauvre en eau.
Je soupirai avec un découragement grandissant, cela faisait deux mois, une semaine et quatre jours que j’étais seule au château : « l’Adam » qui logeait ici avec moi avait vu ses espoirs de survie réduits à néant lorsqu’il eu la malchance de se prendre notre hache à incendie entre les deux yeux en rentrant des courses. Avec le temps, on apprend à ne plus s’attacher ni à éprouver de remords lorsqu’on trucide un « survivant » qui a décidé de jouer dans l’équipe adverse.
Mon Adam — Lucas de son vrai nom — était parti au ravitaillement au Casino de la zone. Je sais, mais ça seulement avec le peu de recul que je m’autorise, que je n’aurais pas dû le laisser y aller seul. Depuis cinq jours plus ou moins il supportait assez mal notre quotidien et en venait à être fataliste, voire légèrement suicidaire. Aussi, je le soupçonne donc de n’avoir volontairement pas suivi la procédure habituelle en surveillant les mouvements de nos ennemis, et d’être rentré sans s’assurer que nous ne risquions pas un siège. Lorsqu’il a passé les grilles de notre périmètre, c’était pour me ramener des copains pour une soirée sang et chair fraîche. Preuve que mon instinct restait fidèle au poste : je l’attendais avec un fusil à pompe et un fusil de chasse. Je ne sais pas s’il avait prévu son coup mais de loin, jetant les sacs de provisions qu’il ramenait sur les zombies tout en insultant — notamment — leur mère, il donnait la nette impression de s’être descendu une bouteille de FourRoses, et d’en payer le prix. Boire est l’une des choses interdites dans le Survival’s Guide et pour cause ! Il a fini par se faire mordre et je ne tenais pas à ce qu’il serve davantage de festin et ravive par la même occasion les forces des contaminés. Je suis donc descendue lui expliquer, hache à la main, combien je n’aimais pas voir un homme rentrer saoul chez moi et le tranchant de mon arme finit par rencontrer son système nerveux. J’ai ensuite nettoyé plus ou moins le parvis du château et j’ai remonté les provisions. Évidemment, il n’avait pris aucune munition et je regrettais d’avoir bousillé quelques cartouches pour essayer, en vain, de le tirer de là.
Je me relevai dans un craquement sinistre d’articulations et ouvris mes sacs pour ranger mes victuailles. Depuis trois mois, deux semaines et six jours que j’avais élu domicile au château, au début avec Lucas, Emilie et Corine, je m’approvisionnais au Géant Casino du centre commercial situé à un kilomètre de là.
Le choix d’habiter un château d’eau n’était en rien une lubie, pas plus que d’en trouver un à proximité d’une zone industrielle. J’avais à disposition une grande surface, un buraliste pratiquement à sec et un cordonnier. Aux abords, j’avais accès à un Ikéa, une Halle aux vêtements et chaussures, un armurier et même, même, un Jardiland. Mais en dépit de ma position stratégique et la disponibilité des aliments, la solitude commençait à me peser et je voyais bien que, malgré le manque de chair fraîche, les morts-vivants n’en restaient pas moins actifs. Apparemment, certains commençaient à se décomposer mais leur faim n’en était que plus vivace et les rendait agressifs comme jamais.
J’étais seule, coincée avec ces zombies, et puis le silence. Ce fichu silence ! Pour quelqu’un né au vingtième siècle comme moi, l’absence de bruit de fond n’est pas un soulagement. C’est une musique oppressante qui transcende chaque bruit pour vous les porter aux oreilles comme des trompettes du destin. La survie solitaire est une épreuve dangereuse pour la santé mentale : je passais pratiquement toutes mes soirées dans le noir ou bien à la faible lueur d’une bougie après avoir bien pris soin de calfeutrer toutes les ouvertures susceptibles de laisser filtrer la lumière qui les ferait venir. Je ne dormais que d’un œil par tranches de deux heures que j’entrecoupais d’une ronde discrète. Plus de radio, plus de livres, plus d’informations, de télé, de ciné, d’internet, de jeux, d’alcool, de viande, de légumes, de fruits, de café, de douches chaudes […] de repas de famille, d’amis, d’Amour, de sexualité, de conversation ; plus de vie. Le silence de la solitude d’une survivante.
Combien de temps encore allais-je continuer ainsi ? Continuer pour quoi ?
Je me sentis soudain dépossédée d’une raison de me battre et pour la première fois, je me demandai si je n’avais tout simplement plus d’autre choix que d’attendre ma mort. Je me dirigeai vers l’une des étagères de nourriture et pris l’une des rares bouteilles de vin que j’avais pu sauver. Je débouchai donc un Pessac Léognan et le versai dans un verre en plastique, faute de mieux. Je m’allumai une de mes dernières cigarettes et m’apprêtai à savourer mon kit dépression, avec un arrière-goût amère. Il n’y avait plus personne pour partager ces instants d’une vie obsolète. Il m’arrivait de me demander si, en imaginant qu’il y ait des survivants qui se reproduisent un jour, les parents raconteraient que nous avions connu ces instants de bonheur et, qu’avant, l’autre n’était pas la menace que nous connaissons aujourd’hui.
J’allongeai mes jambes et tirai une bouffé de nicotine qui me détendit presque complètement. J’étais seule, et ce depuis longtemps. Je pouvais tout aussi bien être la dernière de mon espèce que cela ne changeait strictement rien. Je ne savais pas combien de temps encore cela allait durer et je partais du principe que c’était ça la vie maintenant.
J’en étais à mon quatrième verre et je commençai à ressentir sérieusement les effets de l’alcool, m’enfonçant davantage dans mes poufs. Je ne saurais dire avec précision quand tout avait commencé, j’avais pris l’habitude depuis mon arrivée au château de noter les jours mais je n’avais jamais cherché à retranscrire quoi que ce soit. Plus inutile encore, je gardais avec moi, et ce depuis le début, l’exemplaire du Survival’s Guide de mon frère et avais annoté tout le bouquin pour le perfectionner. De 734 pages, en papier recyclé et à la couverture noire dramatique, ce manuel m’avait, à de nombreuses reprises, sauvé la vie. Ce n’est pas tellement que les conseils dedans étaient vraiment pertinents, mais il y avait des idées parfois farfelues qui avaient pourtant fait la différence.
En réalité, je n’osais m’avouer que je le gardais surtout par sentimentalisme, en mémoire de Dimitri.
Mes entrailles se contractèrent à cette pensée. Je revis sa mort aussi nettement que si elle se produisait sous mes yeux, et je manquai de vomir alors que des larmes sillonnaient déjà mes joues. J’étouffai un sanglot, reposant mon verre et me levai. Il m’arrivait encore d’être en proie à la mélancolie, et je la chassais invariablement de la même façon : en m’épuisant. Je me retrouvai à faire une série de pompes à même le sol, me remémorant toutes les « preuves » qui classaient les émotions dans la catégorie des faiblesses :
Corine et sa fille, mortes au camp New Heaven, car la mère avait refusé de me laisser achever la petite infectée. L’enfant, avait bien entendu dévoré la pauvre femme.
Christophe, en tentant de venir au secours d’une famille encerclée par des morts et prise au piège dans un appartement de cité.
Julien, Laurent, Adeline… La liste était très longue. Et à chaque fois, je survivais. Non pas parce que j’avais des aptitudes surhumaines, mais parce que j’avais depuis longtemps cessé de considérer le genre Humain comme appartenant à une race d’animaux civilisés.
En forçant sur les bras, la sueur perlant sur le front, je pensais toujours à Dim’. Sous l’effort, je reprenais peu à peu contact avec la réalité et je redevenais maîtresse de mon corps. Cependant, l’image de mon frère me hantait toujours. Je me mis sur le dos et commençai des exercices d’abdominaux.
Un, deux, trois.
Dimitri horrifié devant notre père tirant au fusil de chasse sur maman.
Quatre, cinq, six.
Dimitri essayant de l’empêcher de se mettre le canon dans la bouche pour se suicider après ça.
Sept, huit, neuf.
Dimitri glissant à cause du sang, des zombies déboulant, attirés par le bruit.
Dix, onze, douze.
Dimitri me suppliant de ne pas l’abandonner dans la maison.
Je gémis de rage et me relevai rapidement. J’attrapai une nouvelle cigarette, et finis mon verre d’un trait. Ma main droite tremblait affreusement et le sang battait violemment mes tempes.
Dimitri me hurlant de revenir…
Je penchai la tête sur le côté, fermant les yeux et inspirai grandement. J’étais en vie. Je me suis entraînée pour ça. J’ai tué pour ça. J’étais en vie ! Et c’était tout ce qui comptait désormais.
Merci !
C’est un genre que j’adore.
J’ai particulièrement apprécié l’ « avance rapide » entre la fuite et le château d’eau, permettant une découverte rétroactive de la nouvelle vie de l’héroïne, et le fait de ne pas savoir immédiatement ce qui est arrivé à Dim’.
Mais le moment le plus terrible reste celui où elle doit faire une croix sur le café. Rien que pour ça, j’ai bien cru qu’elle allait y passer bien plus tôt !
Nicolas
Merci à toi, vraiment.
Je n’étais pas du tout familière du genre zombies. C’était un défi d’un copain, et puis ça a donné ça. J’ai hésité à en faire une histoire entière, j’avais pris pas mal de notes sur les péripéties, etc. On devait voir progressivement Diane devenir ce qu’elle devient, etc. Mais bon, avec le temps, ce format s’est imposé.
Et oui, putain, je me serais suicidée à l’époque je pense dès le « plus de clopes ». Bon, depuis, j’ai arrêté de fumer… Non, ça n’a rien à voir avec cette boîte en Amérique du Sud qui tente de relever les morts… Naaaan. Ni même avec le fait qu’ils espèrent mettre en pratique ce que je propose dans cette histoire. Naaaan.
Merci encore ^^
Hey !
J’aime pas les zombies, mais j’ai lu quand même. Les zombies me font peur mais bon, je connais un peu, mode oblige.
J’étais prise dans ma lecture, vraiment. Et tellement prise que je l’ai lu il y a plusieurs semaines (quand on discutait sur facebook de ton blog pour m’occuper) et que j’y pense encore à cette histoire de zombie.
Et bon, c’est parce qu’un truc me chiffonne, ce que je prends comme une incohérence dans cette histoire de zombie. Et ça m’ennuie de parler principalement de ça parce que, je vais te dire, pour qu’une histoire me reste en tête plusieurs semaines, c’est que, vraiment, elle m’a plu. Sinon j’oublie vite. Je veux le souligner, parce que j’adore tes écrits (mais j’ai pas encore tout lu).
Donc, pour en revenir à l’incohérence. Ce fameux complément alimentaire n’a pas pu être ingurgité par l’humanité entière. Or il me semble que c’est à cause de l’ingestion de complément que le corps humain peut se régénérer. Du coup, comment est-ce possible qu’un zombie qui morde un humain puisse le contaminer du coup ?
Mettons que le complément alimentaire subsiste dans la salive d’un mort-vivant, il en faudrait une quantité considérable… A moins que… le complément alimentaire soit fait à base d’un virus, auquel cas tout s’explique, mais dans ce cas, ce n’est plus un complément alimentaire. Et donc l’entreprise a menti (et a passé tous les barrages et test etc…)
Bon on est dans une histoire de zombies, donc le TGCM s’applique… mais j’aime me triturer la tête.
A tte 🙂
Hey !
T’en fais pas, au contraire, j’kiffe l’idée qu’on en parle. Le complément est bien basé sur un virus, etc. Dans la version originelle de l’histoire (donc avant que ça soit une nouvelle), yavait TOUT UN ARTICLE dans le récit qui expliquait cela. Quand j’ai coupé, je pensais que l’explication gardait sa substance, mais apparemment, non.
Et je voulais te c/c la version originale, mais en mettant en pause la rédaction du comm’, et en cherchant, je viens d’apprendre que j’ai perdu ce travail… J’suis tellement deg oO Yavait masse de détails et chapitres, à la base…
Bon, bref, oui, c’était une programmation de nanotechs destinées à agir comme un virus. PUTAIN ! J’avais toute une putain d’article, ya des heures de taff en l’air T.T
Si jamais ça traîne sur le pc de quelqu’un que je connais et que je retrouve, j’te le dis.