Comme c’est cocasse de lire cette histoire pour s’endormir ! Car, voyez-vous, c’est l’histoire d’un petit garçon qui ne voulait pas aller au lit. Oh, beaucoup d’enfants n’aiment pas laisser leurs jouets et éteindre les lumières, surtout à cet âge. Mais ce petit garçon-là, cet enfant plein de vie et bien trop réveillé à cette heure, n’avait jamais, jamais, JAMAIS aimé dormir.

À quoi cela pouvait-il bien servir ? Pourquoi se glisser sous les draps si on se sent en pleine forme ? Pourquoi laisser ses activités et tout arrêter pour devenir soudain immobile ? Il n’était pas une machine qu’on pouvait éteindre, un jouet coloré et bruyant qui cessait de chanter quand on n’appuyait plus sur les boutons. Il était un petit garçon en parfaite santé avec beaucoup de projets. Énormément d’idées de jeux. Une foule d’activités en prévision. En d’autres termes : un petit garçon qui n’avait pas le temps de perdre du temps.

Alors, comme souvent le soir, à l’heure dite du coucher, juste après l’histoire qui devait l’apaiser, après la chanson du dodo et les embrassades, il tentait d’étirer ce temps, de retarder le moment où la porte se fermerait, et où ses yeux devraient en faire de même. Un verre d’eau. Encore un bisou. Un bisou à doudou. Envie de faire pipi. Besoin d’allumer la veilleuse. Finalement, éteins la veilleuse. Un nouveau bisou. N’oublie pas doudou. Pourquoi le ciel est-il bleu ? Et comment les oiseaux volent-ils ? J’ai encore soif. De toute façon, je ne suis pas fatigué…

« Si tu es fatigué, chéri. Et, il est tard, bien trop tard, même. »

La maman semblait épuisée, elle aussi. Peut-être était-ce parce que cela faisait déjà une bonne demi-heure que l’enfant rechignait à éteindre… ? Mais le petit garçon n’en démordait pas.

« Non, je ne suis pas fatigué, et il n’est pas si taaaaaard. » Bâilla-t-il en maudissant sa bouche de le trahir.

Sa mère ne retint même pas son sourire et remonta doucement la couette sur lui, caressant ses cheveux en même temps.

« Tu te frottes les yeux, lui dit-elle. Le Marchand de sable est passé, il est l’heure ! »

D’ordinaire, Maman connaissait bien le petit, assez pour savoir qu’il ne faut jamais évoquer quelque chose de nouveau devant cet esprit assoiffé de rêves et d’histoires. Mais, nous l’avons dit : elle était très fatiguée ce soir-là. Aussi, ne prit-elle pas garde, et c’est ainsi que la question monta doucement dans la chambre :

« C’est qui le Marchand de sable ? »

Elle dut alors lui raconter. C’est une sorte d’obligation tacite chez les parents : impossible de se soustraire aux trois questions. C’est qui, c’est quoi, pourquoi ? Ni l’enfant ni les parents ne savaient précisément s’il y avait une loi à ce sujet, gravée dans un livre ou dans la pierre, mais elle semblait naturelle et universelle et personne ne pouvait y déroger. Même à dix-heures du soir. Même après avoir déjà raconté plusieurs histoires. Surtout, après avoir laissé entendre qu’il y en avait une qui n’avait pas encore été contée. Ainsi, elle se rassit sur le lit et expliqua.

Personne ne savait d’où venait le Marchand de sable, ni s’il avait un autre nom. On ignorait son âge véritable, même si on s’entendait sur le fait qu’il avait « toujours été là ». Personne ne l’avait jamais vu, mais on était certain que c’était un homme. Et, bien sûr, tout le monde s’accordait à dire une chose : chaque soir, il passait. Plus qu’un travail, sa mission était de venir à chaque coucher verser d’un peu de sable magique sur les yeux pour les fermer. Maman expliqua que ce sable, unique en son genre, aidait à s’endormir et à faire de beaux rêves. Elle certifia également que le Marchand de sable venait pour tout le monde, petits et grands, partout sur la planète. Oui, comme le Père Noël. Mais tous les jours. L’enfant ne comprit d’ailleurs pas pourquoi on laissait du lait et des gâteaux pour le Père Noël qui ne travaillait qu’une fois l’an, et jamais rien pour le Marchand de sable qui, lui, était quotidiennement fidèle au poste. Mais il comprit une chose : c’était lui qui décidait finalement du coucher. C’était lui qui était responsable de ses bâillements et de ses yeux qui frottaient, ces gestes qui révélaient à son père et à sa mère qu’il était l’heure pour lui d’aller au lit. C’était lui qui se mettait en travers de ses activités. Cela serait donc avec lui qu’il devait avoir une conversation.

« Et est-ce qu’on peut lui parler ? demanda-t-il, alors que sa mère s’apprêtait à fermer la porte.

— Non, pas plus qu’on ne peut parler au Père Noël, ou…

— Mais, si on n’est pas d’accord avec l’heure du coucher, par exemple. Si je voulais aller au lit plus tard, à la même heure que vous…

— Chéri, le coupa-t-elle. Il y a une heure pour les enfants, et une heure pour les parents. Parce que les enfants et les parents n’ont pas autant besoin de sommeil les uns que les autres. Le Marchand de sable le sait, et passe au moment opportun.

— Il ne se trompe jamais ?

— Jamais.

— Mais…

— Ja-mais. » Répéta-t-elle d’un air entendu.

Le petit garçon comprit qu’il en avait trop demandé. Ses yeux picotèrent encore et il eut une mauvaise pensée à l’égard du Marchand de sable. Il se frotta les yeux, et pesta en bâillant une nouvelle fois.

« Bonne nuit mon cœur, je t’aime.

— Bonne nuit maman, moi aussi. »

Quand elle ferma la porte, il marmonna en regardant le plafond de sa chambre :

« Je n’ai pas sommeil, et je ne veux pas dormir. Je vais garder les yeux bien ouverts, et tu verras, tout ton sable ne suffira pas ! »

Il se frotta une nouvelle fois les yeux, ils se fermaient tout seuls. Maman avait bien dit que les grains pouvaient piquer si on luttait trop fort, mais qu’au final la magie du Marchand de sable l’emportait toujours. L’enfant se mit à chantonner pour tenter de tenir bon, mais la seule musique qui lui vint en tête fut sa berceuse, et il n’entendit plus sa voix dès le début du deuxième couplet.

Quand il se réveilla le lendemain matin, sa première parole fut « Zut ». Quoi que « Zut » ne soit pas tout à fait la retranscription exacte, mais comme il n’y avait aucun témoin pour lui faire mettre une pièce dans la boîte à gros-mots, nous nous en tiendrons à « Zut ». Et même « Triple Zut », à bien y réfléchir, car il était très contrarié de n’avoir pu résister bien longtemps. Mais, après tout se dit-il en enfilant sa robe de chambre avant d’aller petit-déjeuner, il était effectivement tard la veille au soir, et il était peut-être un peu fatigué. Du moins, plus qu’il ne le pensait, et cela avait pu altérer sa vigilance. Mais ce soir, on ne l’y prendrait pas ! Ce soir, il arriverait à rester éveillé ! Quand il fut l’heure d’aller au lit, l’enfant surprit ses parents en n’opposant aucune résistance. Il arrêta docilement son puzzle, se brossa les dents, but son verre d’eau, alla faire pipi, ne réclama pas une autre histoire, ni d’autres bisous à papa et maman, ou même encore une dernière chanson. En fait, quand il fut l’heure d’aller au lit… il y alla. Très sagement. Aussi sagement qu’un parent pouvait en rêver. Et Papa et Maman en furent abasourdis, le félicitèrent, même, et restèrent alertes toute la soirée, incrédules face à leur chance. Peut-être un peu méfiants. Et ils n’avaient pas tout à fait tort, à la vérité. Allongé dans son lit, les yeux grands ouverts, chantant une chanson – entraînante, cette fois-ci, le petit garçon veillait attentivement à ne pas s’endormir. Il guettait le moindre signe de fatigue, le moindre picotement d’yeux, la moindre envie de bâiller. Pour quoi faire, exactement ? Il n’était pas tout à fait certain, encore, mais il était convaincu qu’il lui fallait lutter. Qu’il pouvait lutter. Ce n’était en tout cas pas un moment désagréable, son lit était très confortable. Il était bien au chaud sous sa couette, son oreiller était moelleux, ses draps doux… Il était même vraiment très bien dans son lit. Très, très bien. Il s’endormit, sans s’en rendre compte avec le sourire.

Le juron du lendemain fut si coloré que même les peluches de l’enfant hésitèrent à lui dire de glisser une pièce dans la boîte à gros-mots. Il était si contrarié ! Il devait mettre un terme aux agissements du Marchand de sable, et vite ! La journée fut donc consacrée à élaborer un plan, compliqué et audacieux, pour non pas attendre la créature et lui parler… mais pour l’intercepter avant qu’elle ne lance son sable magique. Un plan compliqué, nous le disions, qui impliquait un ou deux draps de lit, le concours de Monsieur Requin et Madame Girafe, de ressortir ses vieux cubes numérotés de quand il était bébé, et de chiper le pot de miel dans la cuisine, ainsi que la boîte à cookies. Pour ce dernier point, ne vous y trompez pas. Le petit garçon n’avait pas du tout l’intention d’appâter le Marchand de sable avec. Il avait seulement faim après tous ces préparatifs. De la journée, ses parents ne l’entendirent pas. À tour de rôle ils passèrent la tête dans la chambre pour s’assurer que tout allait bien et que rien de louche ne couvait sous ce calme soudain. Ils trouvèrent une chambre de plus en plus en chantier, reçurent mille promesses que tout finirait par être rangé, et quand vint le soir, ils eurent toutes les peines du monde à se glisser auprès du lit pour tenter de raconter l’histoire du soir.

« Ce n’est pas nécessaire ! expliqua le garçonnet avec beaucoup trop d’entrain. Je vais aller me coucher, voyez, je suis déjà au lit.

— Mais, et le rituel… ? demanda sa mère.

— Et le câlin-bisou ? s’étonna son père.

— Mouah ! Mouah ! envoya le petit dans des baisers sonores en agitant la main. Bonne nuit papa, bonne nuit maman, je vous aime. Éteignez bien la lumière ! »

Cet empressement laissa les parents interdits, quoiqu’heureux. Alors qu’ils auraient dû être suspicieux. Mais, il fallait les comprendre : les parents luttaient depuis si longtemps pour que leur fils aille au lit sans rechigner qu’ils ne boudèrent pas leur chance et filèrent apprécier cette douce sérénité. Dans sa chambre, loin d’être fatigué, car il avait filé au lit bien avant son heure habituelle, l’enfant attendait sous les couettes. La main droite fermement serrée sur un bout de corde à sauter qu’il avait attaché à une partie de sa machinerie, l’autre tenant avec détermination son petit marteau en plastique, il attendait.

Pouvez-vous imaginer aimer votre fonction au point de garder toujours ce même émerveillement dans la répétition de gestes, et ce, même si vous le faites un millier de fois par jour et par nuit, depuis des milliers d’années, à des milliers d’endroits différents ? Tout le monde s’accordait à dire que le Marchand de sable avait toujours été là, mais personne ne saisissait ce que « toujours » voulait dire. Une véritable éternité, mais une éternité qui n’avait jamais entaché son plaisir à ce rituel. Le fait que l’enfant se soit couché n’avait pas d’incidence sur son passage, il venait quand c’était l’heure, et il n’ouvrit le portail magique en direction de la chambre qu’à l’heure dite. Ni avant ni après. Sortant de son grand manteau un petit sac de velours, concentré sur sa tâche, le Marchand de sable ne s’intéressa pas le moins du monde au frémissement sous la couette. Il défit les cordons de soie qui retenait le col de velours et ouvrit la bourse pour prendre une poignée de sable fin et scintillant comme les étoiles. Quand il s’apprêta à la lancer en direction du petit garçon, il sentit les crocs de feutrine d’un squale pelucheux se poser sur ses mains, et un coup mou, suivi d’un couinement caractéristique d’un jouet, sur la tête. Surpris, il recula d’un pas, se pris les pieds dans une corde à sauter qui venait de se tendre derrière lui, bascula sur une pile de cubes en plastique et un drap sentant le muguet lui tomba dessus. Jamais de toute son existence pareille expérience ne lui était arrivée, et il ne sut comment réagir. Cette hésitation lui coûta la bataille, car l’enfant bondit de son lit et lui chipa son sac en velours, avant de l’ouvrir et de lui souffler un peu de sable à la tête. Alors, une étrange sensation s’empara du Marchand de sable. Une sensation tout à fait inédite pour lui, et, dans un sourire, le malheureux s’endormit, un requin en peluche aux pieds, la tête sous un drap coloré. Bientôt les pieds et les poings liés par une corde à sauter.

L’enfant regarda son prisonnier avec satisfaction et se félicita : il avait gagné. Il avait gagné contre le Marchand de sable. Il avait gagné contre le sommeil ! Et à le voir ainsi endormi, il n’avait plus l’air très impressionnant. Il ressemblait à un homme, plutôt grand, drapé dans une grande robe couleur ocre, les cheveux noués sous un turban tressé sur son front. Ses yeux clos étaient bordés des cils noirs long et épais, sa bouche fine s’entrouvrait de temps à autre pour laisser s’échapper un petit ronflement. À le regarder de plus près, il semblait presque être un enfant dans un corps d’adulte. Une créature sans âge, finalement. Mais une créature vaincue.

Se détournant de son examen, le petit garçon décida de confiner son prisonnier. Malin et prévoyant, il avait fait de la place dans son placard pour le Marchand de sable, et avec quelques coups de pieds pour le faire rentrer entre les boîtes de construction et les déguisements, il put refermer la porte et dissimuler son méfait. Sagement, le plus silencieusement possible, il s’attela à ranger sa chambre. Mais la lumière persistante sembla attirer ses parents. Son père passa la tête par la porte :

« Que fais-tu encore debout ?

— Je range, comme vous me l’aviez demandé.

— Cela pourra attendre demain, tu étais couché.  File au lit, maintenant, cette fois-ci il est tard.

— Ce n’est pas important, je ne suis pas fatigué, répliqua le garçon d’un ton clair.

— Tu dis ça à chaque fois, et après tu t’endors comme une masse. Aller, au lit !

— Oui, mais cette fois, c’est tout à fait vrai. »

Le père ne le crut pas davantage, comme vous pouvez bien le comprendre, et ne fut satisfait que lorsque son fils consentit à remettre la couverture sur lui. Le petit garçon joua le jeu pour la forme, et attendit que le parent s’en aille pour reprendre ses activités. Quand il aurait terminé de ranger sa chambre, il aurait alors toute la place pour pouvoir terminer ce puzzle qu’on l’avait obligé à arrêter et ranger l’autre soir ! En fait, il eut même le temps d’en faire un autre, puis de dessiner. Puis de regarder un livre. Voire deux. Et même de commencer à préparer une nouvelle scène pour ses playmobils. Il eut tout le temps qu’une nuit pouvait offrir. Une nuit où jamais le sommeil ne caressa ses paupières. Une nuit où la fatigue se tint loin de lui. Une nuit où la seule personne à ronfler dans cette pièce fut le Marchand de sable.

Il se garda bien de sortir de sa chambre avant l’heure du petit déjeuner, préférant faire comme si de rien n’était et trouva des parents quelque peu désorientés. Ils semblaient l’un comme l’autre contrarié, mais avaient tout de même dressé la table et allumé la radio. Ils lui demandèrent s’il avait bien dormi, s’il avait fait de beaux rêves, et le petit garçon mentit avec un grand sourire, hésitant presque à raconter son aventure en sachant très bien que ses parents penseraient qu’il inventait une jolie histoire. Il resta sobre, cependant, et continua son petit déjeuner en silence, jusqu’à ce que la radio ne s’en mêle. Ses parents l’écoutaient tous les matins, ce qu’il détestait, d’ailleurs. Des voix fortes, des musiques fortes, toujours les pires nouvelles, des histoires de guerre, de pauvreté, de gens tristes et mourants. Mais ce matin, ce matin particulièrement, cela l’intéressa. Et vous devez bien deviner pourquoi. Le présentateur expliqua en effet, de façon tout à fait inexpliquée, que lui, ses collègues, vous, moi, tout le monde, semblait-il, n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Oh, à ce stade, on ignorait encore combien de personnes étaient touchées dans le pays, voire sur le continent. On n’imaginait pas que le monde entier fut concerné. La radio promit que toute la lumière serait faite sur cette histoire, qu’on en saurait davantage au cours de la journée, et qu’en attendant, il faudrait bien faire attention à sa santé dans les prochaines heures et ne surtout pas hésiter à faire une sieste si on en avait besoin. À ce stade, l’enfant, ses parents, les voisins, leurs voisins ; personne n’avait dormi depuis au moins 24 heures, et personne ne ressentait encore la moindre envie de bâiller, le moindre picotement d’yeux. Chacun alla donc au travail, à l’école, vaquer à ses activités habituelles, se demandant quand l’épuisement poindrait. Mais, arrivé au soir, il n’eut pas plus de soupirs que d’envie de repos. Les journaux télévisés ne parlèrent que de ça. On avait invité des experts sur les plateaux, on expliquait qu’apparemment le monde entier était touché. Les enfants, les adultes… mais aussi les chats, les chiens, les oiseaux, les animaux dans les zoos, les animaux nocturnes, les animaux diurnes… En fait, on constatait que rien de ce qui vivait sur cette planète n’avait dormi la moindre seconde au cours de la dernière journée. Et quelles étaient les explications ? L’effet de la lune fut évoqué, la pollution, les ondes radios et Internet, l’inquiétude des gens, les écrans furent encore pointés du doigt, avant qu’on ne les écarte en demandant à juste titre pourquoi les animaux n’étaient pas impactés. Une maladie ? Un virus ? Une mutation ? Rien de vrai ou de plausible. Les suppositions devenaient de plus en plus farfelues, sans pourtant ne jamais aller jusqu’à dire que, peut-être, le Marchand de sable ne passait plus. Cela étonna grandement l’enfant qui rit sous cape, comprenant alors que personne ne croyait vraiment à son existence. Personne ne saurait alors jamais ce qu’il avait fait, il ne serait jamais accusé, et il pourrait continuer à jouer autant qu’il le voudrait. Voilà qui était parfait. Le soir, ses parents tinrent quand même à respecter le rituel, pensant que peut-être le sommeil reviendrait. Il leur fit ce plaisir, mais quand ils comprirent, tard dans la nuit, que le petit restait debout à terminer son puzzle et qu’eux-mêmes n’étaient toujours pas fatigués, ils renoncèrent à cette idée, et acceptèrent cette étrange situation.

La radio, la télévision, les gens en général, s’en accommodèrent très facilement. Au début, tout le monde apprécia d’avoir du temps pour soi, pour ses enfants, pour ses projets… Rapidement, d’autres spécialistes vinrent expliquer que c’était une occasion en or pour mieux travailler, travailler plus longtemps, surtout. Les parents n’étaient pas les seuls concernés : l’école ferma plus tard, les élèves avançaient bien plus vite sur les leçons. On fit beaucoup plus d’exercice. Mais cela ne dérangea pas l’enfant qui, toujours à la nuit tombée, sortait ses jouets et s’amusait, s’amusait à ne plus savoir quoi inventer. Les jours défilèrent ainsi, les nuits passèrent de même. Les semaines devinrent rapidement des mois. Lui qui n’avait jamais le temps de rien se rendit compte qu’il se détournait peu à peu de ses amusements. Sa chambre se rangea toute seule. S’endormant doucement sans qu’il ne s’en rende compte. Quand il eut l’impression d’avoir raconté toutes les histoires possibles avec ses playmobils, il les rangea dans le placard où dormait toujours le pauvre Marchand de sable. Quand il eut lu tous ses livres d’images, il les remisa sur sa bibliothèque. Quand il construisit tous les modèles possibles avec ses Legos, il remit les briques dans leur boîte. Quand il eut terminé de peindre tous les dessins en noir et blanc, il laissa ses pinceaux à tremper. Et quand il ne put plus inventer de nouveau dessin, il reposa ses crayons.

Assis sur son petit tapis vert et bleu, au milieu d’une jolie chambre toute calme et parfaitement ordonnée, il soupira. Il soupira d’un sentiment pire que l’ennui : d’un étrange sentiment de vide. Il ne savait plus quoi faire. Il n’arrivait plus à inventer de nouveaux jeux. Il descendit dans le salon, embêté et trouva ses parents sur le canapé, fixant la télévision qui affichait en boucle les informations.

« Je m’ennuie, murmura-t-il.

— Nous aussi.

— Je ne sais pas quoi faire.

— On peut rejouer à un jeu de société, proposa le père sans conviction.

— Non, merci, on a beaucoup joué ces derniers temps et…

— Et ça perd de son intérêt, compléta la mère. »

Tous les trois soupirèrent tristement. Ils décidèrent alors de se raconter des histoires, mais elles aussi avaient un goût d’ennui. Un goût de déjà-vu. Ils finirent par se faire un câlin et décider de se séparer… pour aller étonnamment se coucher. Dans ce vide, chacun se réfugia dans son lit, espérant que le sommeil viendrait enfin, et avec lui ses plus belles images. Mais ils passèrent une nuit à se demander ce qu’ils pouvaient bien faire de ce temps libre. Une nuit à tenter d’imaginer de nouvelles choses, sans que rien ne naisse de leur esprit.

Le lendemain, à la radio, l’homme n’avait plus du tout un ton enjoué. Les nouvelles redevenaient tristes et mornes. Les gens ne dormant plus, ils ne faisaient que travailler, les parents avaient de moins en moins de temps pour les enfants, qui eux-mêmes n’avaient plus tellement de goût à leurs jouets. Les guerres ne trouvaient aucune fin dans des batailles que la nuit ne stoppait plus, et plus triste encore : on se rendit compte que cette semaine-là, aucun film, aucune série, aucun dessin animé, aucun jeu vidéo, aucune bédé, aucun livre, ne sortirait. Il n’y avait plus rien de nouveau. Et les experts étaient formels : le manque de sommeil, la suractivité, comme ils appelaient ça, était responsable. On pointa encore une fois les écrans, on accusa les temps modernes, on parla du réchauffement climatique ; on chercha en vain à rationaliser un problème totalement inédit et fou. Un problème qui ne pouvait pas survenir, qui était normalement totalement impossible, et qui, pourtant, s’imposait à eux. Un problème qui n’avait aucune origine connue et donc, aucune solution envisageable. Bien évidemment, une personne sur terre savait parfaitement ce qu’il se passait, ou du moins, comprenait bien qu’il y avait peut-être quelque chose, voire quelqu’un, qui était responsable de cela. Si vous avez été attentifs durant cette histoire, vous aurez deviné, vous aussi.

Le soir venu, le petit garçon se décida à rouvrir la porte de son placard et glapit de surprise. Contre toute attente, il ne trouva pas le Marchand de sable endormi, mais bien assis en tailleur entre ses boîtes des constructions et ses déguisements. Il le regardait comme s’il avait attendu patiemment tout ce temps qu’il vienne le voir. L’enfant ne sut que dire dans l’immédiat, et son silence sembla grandement amuser le Marchand de sable.

« Tu as fini par te lasser, alors ? »

Le petit ne comprit pas s’il parlait de son temps libre, de la situation, ou bien de toutes les choses qu’il avait vues et faites.

« Je parle de tout, sembla lire dans les pensées le Marchand de sable.

— Est-ce que… est-ce que c’est vrai ?

— Qu’il n’y aura plus jamais de nouveaux dessins animés ? comprit le Marchand de sable.

— Oui…

— Plus jamais de films ?

— Oui…

— Plus jamais de jeux ?

— Oui…, répondit piteusement l’enfant en baissant toujours plus la tête.

— Plus jamais de gens heureux ?

— Oui ! Est-ce que c’est vrai ?

— Pose-moi mieux ta question, exigea le Marchand de sable sans élever pour autant la voix.

— Est-ce que c’est vrai qu’il n’y aura plus jamais de nouvelles choses ?

— Oui. Il n’y aura plus rien. »

À ces mots, l’enfant sentit un terrible poids lui descendre dans l’estomac. Plus lourd que quand on lui demandait de ranger ses affaires pour aller se brosser les dents. Bien plus lourd que quand on lui disait que c’était le dernier tour sur le manège. En fait, c’était un poids bien trop lourd pour n’importe qui, en particulier un petit garçon. Il se mit à sangloter.

« Mais… mais… mais il faut faire quelque chose ! Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— Les gens ne peuvent plus créer de films, de dessins animés, de jouets.

— Mais… pourquoi ?

— Parce qu’ils ne peuvent plus imaginer, lui répondit le Marchand de sable.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ne peuvent plus rêver, répondit encore le Marchand de sable de sa voix douce.

— Po… Pourquoi ? demanda une nouvelle fois l’enfant d’une toute petite voix.

— Tu sais très bien pourquoi. »

Le petit garçon pleura tout à fait. Oh oui, il savait. Il savait et il s’en voulait tant ! Il n’avait jamais voulu que la situation devienne aussi catastrophique ! Il n’avait jamais pensé à mal ! Il voulait seulement un peu de temps pour pouvoir s’amuser, découvrir des choses, lire, apprendre… Du temps pour comprendre ce monde, pas l’arrêter. Le Marchand de sable ouvrit grands ses bras, l’invitant à s’installer sur ses genoux. L’enfant se lova contre sa grande robe couleur de sable et y pleura longuement.

« Dis-le, exigea le Marchand de sable doucement. Dis pourquoi les gens ne rêvent plus.

— Parce que… parce qu’ils ne dorment plus, sanglota le petit. Ils ne dorment plus à cause de moi… Oh, je suis tellement désolé. Tellement, tellement désolé. Je suis si désolé de vous avoir fait dormir, de vous avoir… Si désolé. Je ne savais pas que c’était si important de dormir…

— Dormir repose le corps, mais aussi l’esprit, lui répondit le Marchand de sable.  Dormir permet de s’évader dans des mondes colorés, que l’âme peint en fonction de son imagination. C’est en rêvant que vous pouvez apprendre, comprendre, créer. À votre réveil, votre cœur est plein de nouvelles idées, plein de bonheur et d’espoir, et vous les transmettez à votre tour dans de belles histoires que vous racontez, peignez, filmez…

— Je ne savais pas, je suis si désolé…

— Tu es pardonné.

— … et si fatigué…

— Je sais. » murmura tendrement le Marchand de sable en refermant ses bras autour de l’enfant.

Le petit garçon sortit de la poche de son pantalon une petite bourse de velours fermée par des cordons de soie et la tendit à la créature. Il sourit quand il sentit ses yeux picoter, sa bouche s’entrouvrir pour bâiller. Il reposa la tête contre le torse du Marchand de sable, et se laissa emporter.

Le lendemain au petit-déjeuner, les parents avaient retrouvé leur sourire, l’enfant mordit à pleines dents dans ses tartines. La radio raconta que de façon tout à fait inexpliquée, partout autour du monde, les gens s’étaient endormis soudainement, tous en même temps, peu importait leur activité. Au volant de leur voiture, dans leur piscine, sur les pages d’un livre… personne n’avait été heureusement blessé, et on ne l’expliquait pas davantage. Les parents avaient tous cessé de travailler, les enfants de jouer ou de s’ennuyer. Le temps d’un sommeil, toutes les guerres s’étaient endormies, les soldats ronflants sur leur fusil. Dans les zoos, les lions bavaient sur les antilopes qui se lovaient contre les ours. Partout, tout le monde, toute créature qui vit, avait fermé les yeux, pour les rouvrir avec un sentiment de bonheur et d’espoir comme jamais aucune âme n’avait pu en ressentir de tel.

À la radio, à la télé, on tenta de trouver des explications, de comprendre ce qu’il s’était passé. On se promit d’en tirer le meilleur et les plus grands oublièrent bien vite les leçons de cette aventure. Mais pas un petit garçon. Un petit garçon allait désormais au lit sans rechigner. Il appréciait le moment du coucher, buvait les baisers de ses parents, s’imprégnait des histoires qu’ils racontaient, et fermait toujours les yeux avec un léger sourire heureux. Dès qu’ils picotaient un petit peu, il laissait ses paupières tomber et filer au pays des rêves, ravi de savoir qu’à son réveil, il aurait plein de jeux encore à faire, et plein de choses à découvrir.

Fin.