Serait-ce la brume ou les nuages qui ont avalé les montagnes qui écorchent habituellement l’horizon ? Un flash se propage dans les cieux et l’oblige à ajuster instinctivement sa vue. Deux secondes plus tard, bien qu’il soit incapable d’évaluer cela, il tressaille, car le tonnerre se fracasse dans toute la baie qui semble aujourd’hui s’amuser à faire écho à cet horrible bruit. Ses pupilles se dilatent à nouveau, mais la luminosité ambiante le gêne. L’air s’humidifie et devient soudainement froid, mordant. Il a beau être équipé, il le sent. Les embruns marins taquinent ses narines, fascinent son odorat. Nouveau flash, nouveau tonnerre, nouveau tressaillement, accompagnés de cette idée qui l’obsède et lui crève le cœur : il n’a nulle part où aller.
Comme pour confirmer ses pensées, quelques gouttes tombent tout autour de lui, et noircissent l’asphalte. Une ou deux tombent sur son dos, ruissellent sur sa nuque, et un coup de vent nouveau achèvera de le transpercer de froid et d’inconfort. Il secoue la tête, l’horizon n’est plus qu’une masse informe d’ombres et de lumières, née du miroitement des différentes couches de nuages dont il ignore les dénominations scientifiques. En temps normal, ces choses-là le fascinent, mais sous ce déluge qui s’annonce, il les hait. Très intensément.
La nuit tombe artificiellement sur la baie. L’eau de la mer se mélange à celle des cieux, et cette étendue habituellement d’un bleu turquoise devient gris acier. Cette couleur glaciale fornique allègrement avec celle du ciel qui n’est plus que désaturation sans réelle visée artistique. Même les arbres sont en berne, leurs feuilles ploient sous cette douche, et leurs couleurs ne filtrent pas au travers du rideau de pluie.
Il est trempé. Jusqu’aux os. Il a l’impression de n’être qu’une couche de matière moite et humide qui lui colle à sa carcasse misérable. Une sorte de cadavre qui se traîne entre deux flaques, manquant de se noyer. Qui se traîne entre deux flaques… Et de parvis en parvis. Il tente de s’abriter, de trouver un refuge quelque part, même le temps d’une dizaine de minutes. Assez pour s’autoriser à nouveau à respirer normalement, trop peu pour sécher. Mais ce n’est pas là l’important. L’important est de passer cette tempête, de ne pas tomber malade. Presque ventre-à-terre, il pousse ses membres engourdis jusque sous le rebord d’une basse fenêtre d’immeuble. L’abri est précaire, le renfoncement n’est pas assez profond pour lui permettre d’échapper aux lames qui le mordent en continue.
Collé contre la vitre embuée et froide, il frissonne, tente de se protéger la tête comme il peut, offrant toujours plus un dos rond en rempart contre les vagues qui s’abattent sur lui. Dans un sursaut de masochisme, il jette un œil par-delà la fenêtre, et voit un salon baigné d’une douce lumière chaleureuse, un nanti qui le regarde avec mépris, baille de suffisance, avant de partir dans la cuisine probablement pour manger un repas qu’il n’est pas prêt de croquer lui-même. Une femme sort au coin d’une autre pièce, et l’avise. Il n’entend pas ce qu’elle lui dit depuis l’intérieur, mais son visage rougeot et sa gorge gonflée laissent à penser qu’elle n’aime pas le fait qu’il soit collé à ses carreaux. Il devrait déguerpir avant même qu’elle ne le chasse, mais il commet une seconde erreur : croire l’espace d’un instant qu’elle va le laisser tranquille. Oh, il a renoncé depuis longtemps à l’idée qu’on lui ouvre un jour la porte… Mais si au moins elle pouvait le laisser là, il ne fait de mal à personne, si ?
Malgré le tonnerre, malgré le fait que le torrent s’écrase contre les vitres et trempent jusqu’au moindre centimètre de son abri de fortune, la dame de l’intérieur n’aura aucun état d’âme. Elle tape une fois, deux fois sur la vitre, lui crie de s’en aller. Elle gigote une main chaude aux doigts boudinés par une nourriture bien trop riche, giflant les airs, avec le sien qui se fait de plus en plus menaçant. Il a peur, il a froid et terriblement faim, mais il hésite. Avec ce temps, elle n’oserait tout de même pas… La fenêtre s’ouvre, et l’eau s’engouffre dans le salon, le temps qu’une main pressée passe l’embrasure pour le pousser et le faire tomber à terre. Il entend le craquement du chambranle quand elle referme brutalement la fenêtre, puis il perçoit soudainement le bruit de son cœur qui cogne dans sa cage thoracique. Il en a mal, et les larmes lui viendraient bien volontiers aux yeux s’il en était capable. Le cul par terre, baignant dans une flaque de boue et d’herbe mal coupée, il baisse la tête, pitoyable, et hésitant à arrêter de lutter.
À quoi bon ? Ce n’est pas la première tempête qu’il essuie, il en connaîtra d’autres, jusqu’à ce que les vers viennent à lui dévorer les entrailles et qu’il pourrisse dans l’indifférence générale. Il n’a pas eu de chance à la grande loterie, c’est comme ça. Il est né au mauvais endroit, avec la mauvaise couleur. Pas assez racé, sans doute. Pas assez racé pour gagner son droit à manger.
Il repense à celui qui a osé lui bailler à la gueule l’instant d’avant, et son sang bout, accélérant son pouls, et le réchauffant quelque peu. Il ne demandait même pas l’asile, il ne comptait même pas lui voler son pain. Il voudrait seulement un instant de dignité. Par beau temps, il lui est facile de se faire oublier de cette société, mais un jour de tempête, il cherche comme tout le monde un refuge. Si au moins on pouvait ne pas le regarder de cette manière.
Le vent tombe légèrement, ce qui remet le rideau de pluie assez droit pour qu’on puisse entrapercevoir les formes et les dernières couleurs survivantes. Son cœur rate un battement quand il voit, derrière des pins ruisselants, un volet entrouvert. C’est un de ces remparts de ferraille qui grince et qui demandent de grands moulinets avec les mains pour les abaisser. Il en a vu beaucoup, et il sait qu’il y a toujours un petit espace entre ça, et la vitre. Un petit espace qui pourrait lui permettre de se reposer… Voire d’attendre réellement la fin du grain. Il hésite. Il est possible qu’il ne puisse plus en sortir, qu’il reste coincé… Ou pis : que les habitants des lieux le repèrent et le chassent parce qu’il aurait osé… Un éclair flashe à nouveau la barre d’immeubles, et le tonnerre l’accompagne en faisant trembler le sol et ce pauvre animal. Il abaisse la nuque et se rue presque dans l’interstice. Son dos racle la tôle, mais il n’en tint pas rigueur. Il avait vu juste, il a bien la place suffisante pour pouvoir… Oh.
La baie vitrée n’est pas fermée. Pas complètement, elle aussi. Dans un espacement d’une quinzaine de centimètres – même s’il ignore totalement cette précision, l’eau passe par-dessous le volet et trempe le sol carrelé de ce qui lui semble être un salon silencieux… Et plutôt sec. Il entend un cliquetis dedans, et une douce musique. Un rire, étouffé, comme couvert par la volonté d’être discret. Ce son joyeux qui tranche tant avec le roulement militaire de la pluie battant le sol comme un escadron de la mort achève de piquer sa curiosité.
Il passe la tête par l’interstice, et se glisse doucement dedans. La chaleur de la pièce l’apaise immédiatement. Ce n’est pas une chaleur vulgaire et vive de radiateurs tournant à plein régime, fenêtres ouvertes. C’est une chaleur discrète, un peu timide, de gens vivants comme ils peuvent dans un endroit qui, et son odorat le lui confirme très vite, n’est pas particulièrement salubre. Un rapide coup d’œil aux murs poisseux de moisissure lui fait penser que l’humidité est un fléau ici aussi. Et pourtant, malgré tout ceci, il se sent plutôt bien. Il reste près de la sortie, des fois qu’on le repère, s’écartant néanmoins des carreaux trempés. Et il baisse la tête. Surtout baisser la tête. Se faire tout petit, invisible. Rester, sécher, et repartir comme un voleur qu’il a l’impression d’être.
Un voleur de chaleur…
La musique qui l’avait décidé à venir semble émerger de derrière… Un homme. Il étouffe un geste de panique. Dans sa précipitation, il n’avait pas vu que le salon était occupé, et un homme lui fait dos, faisant des clics sur sa machine informatique. Que faire ? Alors qu’il amorce un demi-tour pour éviter de se faire jeter dehors, l’homme se retourne et étouffe une exclamation de surprise. Tous deux se regardent sans esquisser le moindre geste, comme ne sachant, ni l’un ni l’autre, la bonne attitude à adopter. L’homme semble espérer l’espace d’un instant que c’est une erreur, mais lui jette tout de même un drôle de regard. Une sorte de mélange d’amusement, et de pitié. De gêne, et de résignation. De son côté, lui hésite : habituellement, c’est plutôt des regards de dégoût qui se posent sur lui. Son cœur cogne un coup fort, comme pour le pousser à espérer, mais il essaie de s’en empêcher. L’homme décide pour lui et fait un signe de main, ce qui en temps normal l’aurait fait décamper. Mais pas là. Là il se contente de regarder l’habitant des lieux avec une lueur d’espoir.
« Bah alors… ? On t’a foutu à la porte pour que tu cherches à t’abriter ? »
Ce ne sont pas les mots qui le pousseront à répondre. C’est même impossible. C’est plutôt le ton. Cette espèce de surprise amusée. Il a l’impression que l’homme a compris son problème. Peut-être que…
« J’ai faim ». Lui répond-il candidement. « J’ai faim, et j’ai froid. »
Dans le couloir, des bruits de pas résonnent, et le poussent à esquisser un mouvement de retraite. Une femme débarque dans le salon, et se poste près de l’habitant des lieux. Elle a la démarche de celui qui vient de s’éveiller, et c’est d’une voix profonde qu’elle demande à l’homme qui écoutait de la musique : « Qui c’est qui miaule, comme ça ? »
J’ai beaucoup aimé, amenée au cœur de l’injustice nauséabonde que vit le réfugié aujourd’hui.
Merci pour ce partage !
Je découvre juste ton site et il m’inspire +++ alors encore merci et à bientôt !!
Hey !
Merci beaucoup pour ce commentaire, ça me fait très plaisir, j’espère que la suite de tes lectures te plaira, n’hésite pas à discuter des histoires, d’ailleurs ^^
A bientôt !