Ploc ! Plic ! Ploc ! Ploc ! De plus en plus vite, et de plus en plus fort, l’eau martèle la tôle ondulée, fait vibrer la charpente et les mains du vieil homme. Elle ruisselle, et tombe en grosses gouttes qui font une frange au toit de la terrasse. Bientôt c’est un rideau, épais, miroitant et bruyant qui le sépare du reste du monde. Un voile humide qui interrompt ses pensées, rivées sur le chant des oiseaux qui s’égosillaient encore l’instant d’avant. Mais cela ne le dérange pas. La pluie ne l’a jamais dérangé.
Il se balance, d’avant, d’arrière, sur son rocking-chair en osier qui grince un peu… Beaucoup en fait, et ça agace son petit-fils qui promet toujours qu’il y mettra un coup d’huile. Mais lui, il s’en moque, ce grincement ne l’ennuie pas, pourvu qu’il puisse se balancer à sa guise. Ça l’apaise, il se sent flotter quand il fait ça. Et avec ce crachin, par des jours de tempêtes comme seules les côtes savent lui offrir, il a le sentiment d’onduler, de rouler, de se mouvoir à nouveau sur sa bonne vieille Mer.
Au-dessus du toit, le ciel se fend, et un flash aveuglant lui annonce qu’à la pluie s’ajoute l’orage. Le tonnerre gronde après le coup violent de l’éclair, et le vent se joint au reste, l’aidant à se balancer plus encore. Ça gueule du côté de la porte d’entrée. Ça gueule, et pas qu’un peu. Il entend des voix, qui lui donnent des ordres affolés. Ça hurle qu’il faudrait rentrer, qu’il faudrait être raisonnable, qu’il faudrait penser à sa santé. Lui, il ricane, du genre de tressautement de la gorge qui ressemble plus une à une quinte de toux qu’à un rire véritable. Quelle santé ? Il est vieux, il a travaillé, il a aimé, il a payé, il a voyagé, il a éduqué… Quel besoin a-t-il de garder la santé, pourvu qu’il puisse encore se balancer ? Bah, au diable les matons de retraite, la jeunesse ne sait plus reconnaître un temps idéal !
Son rire se fait moqueur, il jappe à présent, et les infirmières crient plus fort, le menacent. On va le priver de dessert, on va appeler le Directeur. Mais qu’elles le fassent ! Qu’elles l’appellent donc, ce gamin qui noue sa cravate de travers. Qu’elles l’appellent et qu’il vienne lui bredouiller à la face de plates explications sur les notions de sécurité, et les normes d’hygiène ! Il jappe, et se balance plus fort, l’osier grince et les infirmières font demi-tour pour réclamer plus d’autorité. Mais le jeune n’en n’aura aucune sur son pont. Parce que ce soir, sous cette pluie, avec cet orage, notre vieux est loin, loin de cette maison de retraite. Loin de ces folles trop sérieuses et des gâteaux de riz fades. Loin des médicaments et du sel de céleri. Loin de la diffusion en boucle de « Motus » et de « Question pour un Champion ». Loin des heures de visites et loin de ce foutu couvre-feu.
Ce soir, sous cet orage qui trempe les sols et qui éclabousse en bruine fine sa face ridée, notre vieux se balance. Il se balance, et il rajeunit. Il se balance, et se redresse sur son rocking-chair qui cesse de grincer, se fait silencieux, s’efface et devient enfin une planche de bois sèche et délavée. Notre vieux se redresse, ignorant son dos courbé et ses reins épuisés. Il se tient droit, la face vers le nord, vers l’horizon ; et les infirmières disparaissent. Il se tient droit, le bras gauche tendu sur son accoudoir qui s’allonge pour devenir sa barre, et il se balance toujours.
Crackboom !
L’orage l’accompagne, le tonnerre résonne. Le vieux jubile, la houle est grande, mais il gardera le cap. Il se balance de plus en plus amplement, c’est que les vagues sont hautes… Devant lui, entre les perles du rideau de pluie, il distingue l’horizon, il se découpe dans son souvenir et sous ses yeux presque aveugles qui ne peuvent que deviner le monde. Le toit s’ouvre à son imaginaire, et le ciel sombre lui envoie une douche tiède. Ah ! Le temps est parfait ! Sa Mer est belle et elle s’ébroue de joie. Un mousse y verrait une tempête, quand lui y voit une cérémonie d’accueil. Le vieux loup est de retour, et Neptune le reconnaît.
Il sourit, sa bouche fine et tirée retrouve quelques couleurs. Il sourit encore, se balançant toujours plus, et ses mains se souviennent de leur force en agrippant la barre de son bateau de chimères. Il se penche en avant, fermement campé sur ses jambes. Elles ne portent plus ce sac large et gris, mais un bermuda aux couleurs joyeuses, qui ceint des reins d’homme, et non plus de grabataire. Il sourit plus largement, de quoi faire oublier qu’on l’appelle le vieux. De quoi rendre cette appellation impossible. Ici et maintenant, c’est « Capitaine ».
Les années défilent. Sous ses yeux, dans sa tête, en sens inverse. L’horloge de la vie se détraque, et les aiguilles jouent les capricieuses. Elles filent, comme lui, vers la jeunesse. Il descend, il remonte, il tient bon. Il fend les flots, et ses membres le portent sur la Mer de sa vie. Il descend, il remonte, les infirmières beuglent depuis le port, à moins qu’elles ne jouent les mouettes radoteuses. Mais il ne se laisse pas impressionner par ces vaines sirènes. Il sait ce qu’il fait.
Le temps remonte, son souffle lui revint à mesure que l’écho des sensations vibre en lui. Il n’a plus quatre-vingt-douze ans, il en a une petite cinquantaine. Il n’a plus le crâne lisse et taché de brun, mais les cheveux poivre-sel du vieux loup solitaire. Il n’est plus sur la terrasse d’une bâtisse paumée de campagne, mais sur le pont de son rafiot, ballotté par des vents qui le portent toujours plus vers son passé.
L’orage flashe à nouveau sa mine réjouie, comme un trait de soleil couchant d’une fin d’Automne, et le vent se fait caresse. L’embarcation réduit son allure, elle prend un rythme de croisière. Il se cale presque accroupi, bien sur ses appuis, et savoure la sensation d’être bercé par sa Mer. Les mouettes ne gueulent plus, il les a dépassées depuis longtemps. Loin des côtes, loin de la maison de retraite, il navigue à l’instinct. Le vent se tarit, et portant sa voile est toujours gonflée, elle les porte, lui et le voilier vers cette inconnue.
Le temps est clair, la Mer est calme, elle est apaisée, il est rentré.
Merci