J’crevais d’envie de le lui claquer à la gueule… Mon agacement sembla être étouffé par l’émotion qui me broyait les tripes en le voyant.

Je le croyais immortel, immuable, et si l’odeur et l’ambiance était la même que dix ans auparavant, l’homme que j’avais en face de moi était le crépuscule de celui que j’avais connu. De grosses rides dures striaient son visage, une calvitie avait fini par le rattraper, le jetant au commun des hommes touchés par ce fléau, et même sa carrure semblait s’être tassée sur son immense fauteuil de cuir. Seuls ses yeux conservaient cette fureur, deux billes noires et brillantes enfoncées dans leurs orbites. Deux éclats de lames prêtes à me crever les miens.

La fumée qui s’élevait de son cigare passait en grosses volutes âcres devant sa trogne, lui donnant cette aura que jadis j’avais trouvé tant impressionnante. Et j’devais reconnaître que même là, dans son pantalon que je savais avec un élastique souple, même là, le papy en jetait. Il sembla percer à jour mon cheminement mental, parce qu’un jappement rauque fit tressauter sa carcasse. Il s’foutait d’ma gueule, l’enfoiré.

« Pose ton cul, Scotty, et bois.

— C’est Lieut’nant Webster, Felipe. J’suis pas ici en visite de courtoisie, répondis-je avec dureté.

— Bien sûr que si, sinon mes gars t’auraient éclaté la face. Alors pose ton cul, Lieut’nant et bois. »

Il me poussait d’une main un verre ciselé avec du Whisky, beaucoup trop d’Whisky pour n’importe quelle heure, mais en particulier celle-ci. Aucun glaçon, du sec, comme il en buvait lui-même. Son incapacité à respecter quoi que ce soit, jusqu’à ma nouvelle vie et mon grade, m’énerva. J’étais plus un gosse qu’on pouvait rabrouer d’un ton paternaliste. Je balançai le k-way sur le godet, l’emblème bien en évidence, et lui jetai le regard que j’donnais aux criminels. Felipe cligna des yeux lentement, et porta son propre verre à ses lèvres pincées par la colère réprimée. Il ne parla pas, se contentant d’attendre, semblait-il, que je termine mon numéro.

« T’as rien à m’dire ? craquais-je comme un marmot impatient.

— Comment va ta femme, Lieut’nant Scotty ? »

Une grosse douleur me vrilla la tempe droite, palpitante, s’éclatant sur la pointe de mes sourcils et plongeant subitement dans mes orbites. Putain, ma tension remontait en flèche et j’allais me taper une migraine pas possible. Le sang vrombissait trop fort dans mes petites artères bouchées par l’alcool et la clope. J’avais pas l’temps pour ces conneries, et encore moins pour jouer au cadet qui sait pas c’qu’il fout ici. Instinctivement, j’lui crachai avec toute la hargne que ma migraine faisait naître :

« Et ta fille, Felipe… ? Elle aime ses cours de sociologie à Downstone ? »

Ce que je vis dans le regard de Felipe Velasco ressemblait à une rubrique nécrologique en nerfs optiques. Et les nerfs, putain, il les avait ! Je touchais un interdit : sa petite fille chérie, et j’savais qu’il pouvait être très dangereux dans ces cas-là. Mais j’déconnais pas moi non plus, tu causes pas d’Morgane comme ça… Une drôle d’impression étreignit mes entrailles.

« À quelle vitesse tu crois que tu peux tirer, à ton âge ? lui demandai-je en donnant un coup d’menton dans sa direction.

— À quelle vitesse, tu crois qu’tu peux esquiver, gamin ?

— Très bien, soupirais-je. Tu veux croire que t’as encore un peu d’gâchette, fais-toi plais’. Mais j’repars pas sans ma réponse, et crois-moi Velasco, ton pisseur de tout à l’heure s’ra pas l’dernier à s’faire démonter les dents, c’est clair ?

— A qui t’as refait l’portrait, Scotty ? »

J’entendis le « clic » du chien se désarmer, et j’vis mon ancien mentor se détendre. Il avait renoncé à me braquer, et je retirai alors ma main de mon futal. Pas besoin de dégainer non plus. J’poussai le vêtement en plastique et pris le verre pour en boire une lampée, avant de lui répondre :

« Ché pas. Mais c’était un d’ces croqueurs de liens que tu chopais à la sortie des events. Tu sais, ces pseudos stars montantes qui en veulent, mais qui peuvent pas assumer.

— T’as jamais pu les blairer… Il était comment ?

— Trempé de sa propre pisse, et pâle de trouille.

— Te la pète pas, Scotty, j’te parle de sa gueule.

— Avant, ou après que j’lui ai rééquilibré les traits ? »

J’étais ridicule, j’le savais. Putain que j’allais m’en vouloir en sortant d’ici… Tu peux pas t’en empêcher, hein ? Faut qu’tu lui montres que t’es un homme maintenant, qu’t’es un dur… Merde, j’ai quarante ans passés, j’ai rien à prouver. Mais il me laissa fanfaronner. Il avait l’habitude, et puis… Il aimait que les gens se sentent obligés de faire ça en sa présence. Putain d’orgueil.

« C’était un brun avec des yeux gris. S’il avait 20 piges, c’était l’bout. Tout c’que j’peux te dire, c’est qu’il m’a supplié de rien te dire.

Supplié ?

— J’crois que c’est c’qu’on dit quand on s’vide la vessie en bégayant des « je vous en prie », nan ? Mais c’pas ma question. J’te croyais à la retraite. Où est passé Juan ? Il a fini par te lâcher? »

J’pouvais pas m’en empêcher, j’devais cracher sur c’t’enfoiré. À l’époque, lui et moi étions dans une sorte de compétition pour le titre, et j’avais jamais pu digérer que Felipe le prenne pour second. Paraissait que moi, j’étais fait pour des choses plus nobles, plus sérieuses. Conneries ! Juan avait gravi les échelons à une vitesse folle, s’appropriant doucement les territoires et les affaires des autres, il était allé jusqu’à fonder son petit groupe qui lui assurait des coups bien rodés sans qu’il n’ait à s’bouger… Bref, il avait su utiliser les autres sans trop s’salir les mains et en tirer toute la gloire. De la bonne politique comme on n’en faisait plus dans c’milieu… Felipe toussa en ricanant, de gros ronds de fumée s’écrasèrent sur ma gueule. En manque de nicotine, j’inspirai comme un putain de junky.

Bordel, j’venais d’me sniffer sa moquerie ! Ça acheva mon humeur, et ça semblait égayer celle de mon vis-à-vis.

« Juan… Juan dirige le district 7 à Dodgeville. Il a une sorte de succursale, tu vois… ? Il s’est fait son petit écusson aussi. Un G avec entouré de couverts… »

J’en crachai presque dans mon verre. Comment avais-je pu passer à côté d’une telle info ?

« Ça date de quand ?

— Calme-toi, ça n’est pas officiel encore, c’est pas tes indics qui déconnent. Là, Juan en est encore à calibrer son image, je sais qu’il a décalé sa sortie à cause…

— De ton retour, il espérait te griller ta place et changer un peu l’spirit, c’est ça ? Et c’est bon, Felipe, cherche pas à maîtriser avec moi sur c’sujet. J’te l’avais dit, non ? Alors grimace pas comme ça. Mais j’m’en fous d’ce gars. Pourquoi t’es d’retour dans le game ? Qu’est-ce qui t’a fait sortir de ton cocon ? »

Il vida d’une traite son verre, et après m’avoir jaugé une nouvelle fois du regard, ouvrit son tiroir droit et farfouilla dedans. Yavait des pièces, une boîte en métal, quelques papiers, des clefs, je crois… Mais bien que mon ouïe habituée me détaillât à peu près le contenu d’son rangement, j’dû reconnaître que j’m’attendais pas à c’qu’il me sorte un truc pareil. Entre son index et son majeur, il tenait une carte de jeu bariolée. J’voyais pas bien c’que c’était, et il me la lança avec une dextérité qui me surprit pour son âge. Je l’attrapai avec moins de rapidité, et là, dans mes mains collantes à cause de mes efforts du matin, brillait une carte animée, montrant le dessin d’un ninja en train de faire un drôle de signe. C’était bien foutu c’te merde, plutôt jolie en plus : quand on la bougeait, son revêtement strié de plastique faisait faire des mouvements de mains au ninja. J’avais déjà vu un geste comme ça dans mon enfance, putain, qu’est-ce que c’était, déjà… ?

« T’souviens d’Naruto Chipendales ?

Shippuden, corrigeai-je machinalement. Ouais, c’est bon, je me souviens, c’est leur truc-là… D’accord, et c’est quoi ça ? Quel rapport avec toi ?

— J’ai trouvé ça dans ma boîte aux lettres… Privée. Mes gars m’disent que depuis quelques temps, ya des signes chinois – ou japonais j’sais pas – qui apparaissent sur les sites de notre réseau. J’en avais rien à battre, jusqu’à ce que Graziella m’raconte qu’elle a reçu un livre sur l’inquisition Espagnole marqué d’un d’ces trucs. J’crois qu’il y a des nouveaux, Scott, et qu’ils ont fait la connerie d’menacer ma fille pour m’atteindre… »

Je m’enfonçai dans le fauteuil et fis tournoyer la carte entre mes doigts. J’savais pas encore qui était l’con qui s’en prenait à Velasco, mais j’commençais à comprendre un truc qui aurait dû m’sauter aux méninges dès l’départ. Le gosse que j’avais marravé, avait été envoyé pour attirer mon attention, et Felipe me demandait ni plus ni moins d’enquêter pour lui…

Putain… Appeler l’444 aurait fait moins mal au gamin !