Je ne me lasse pas de le regarder faire. Son pinceau court sur la toile avec une rapidité et une précision qui me plongent dans une douce contemplation. Je suis le médecin, et pourtant, à le voir aplanir ses couleurs, ajouter des touches d’ocre et de doré, à voir son regard incroyablement lucide et perçant aller et venir entre sa toile et moi-même ; je suis le médecin, et pourtant ! J’ai l’intime sensation que l’exercice apaise toutes mes douleurs, peut-être même plus que les siennes.
Vincent est calme aujourd’hui. Son visage reflète une concentration extrême, et son humeur, d’ordinaire morose, semble être éblouie par l’amour de son art. Une ride profonde se creuse sur son front, tandis que sa bouche se tord dans une moue de crispation extrême. Il m’observe, me détaille, m’analyse, pour me restituer sur sa toile, plein et entier, plus fidèlement qu’un spécialiste comme moi pourrait le faire.
À nous voir ainsi dans sa chambre, moi assis sur une chaise de bois dur, et lui à son chevalet, l’on ne soupçonnerait pas la tempête qui régnait encore quelques heures plus tôt dans l’hôpital. Vincent oscille dangereusement entre deux attitudes totalement contraires. Tantôt destructeur, mon pauvre Vincent s’infligera les pires souffrances, projetant tout dans la pièce, se mutilant avec n’importe quel objet tranchant à la portée de sa main. Tantôt constructeur, il prendra place sur son tabouret, ses pigments et son huile pour seule médication, et produira le monde. Notre monde. Son monde. Le monde selon Vincent.
Peu le savent, mais mon patient est un génie. Un être violent à l’âme en pièces, à l’esprit chaotique et pourtant profondément analytique et méthodique. Il est à l’image de ses œuvres : maîtrisé et fantasmagorique. Vif et sombre. Joyeux et mélancolique. Vincent aime et souffre de sa vie, et ses toiles tanguent d’un univers à un autre.
Rien n’est droit chez lui, à commencer par sa propre symétrie : il manque un élément à sa tête. J’ignore la vérité derrière cette perte, Vincent assure qu’il s’est infligé cela tout seul, mais quelque chose ne colle pas. Cependant, je sais que l’histoire est plausible. Jamais ses gens ou ses fleurs ne répondent aux lois de la droiture. Jamais ses clochers ou ses bâtisses ne pourraient s’élever dans la réalité, tant leurs murs sont bancals, difformes, oppressants. Vincent semble souffrir intensément, enfermé dans son propre imaginaire, dans ses rêves éveillés, dans ses cauchemars colorés. Et chaque jour, il exprime cette pensée malade au travers de toiles incroyables. Trop incroyables pour ne pas être dérangeantes.
Vincent n’est pas seul, nous l’aimons tous. Son frère, Théo, sa belle-sœur, moi-même ; nous l’aimons tous. Même Paul l’aime ou du moins, l’a aimé avant qu’ils ne se fâchent. Mais nous sommes trop peu pour remplir le trou béant de son âme. Trop peu pour porter aux nues son excellence. Trop peu pour dire ce que nous voyons dans son œuvre. Et le peintre qu’il est, même s’il tente de le masquer, en meurt chaque jour un peu plus.
Il hoche la tête à présent, et repose ses pinceaux gras, avant de s’essuyer les doigts sur son pantalon gris. Je n’ose bouger, ne sachant pas s’il a terminé, ou non. Il ne me regarde pas, se contente de se lever, et de me laisser tout le loisir de me contempler. J’hésite, personne n’a envie de se retrouver seul face à soi-même. Vincent est à la fenêtre, il contemple les champs de blé, comme les peignant dans cette tête dont je ne sais finalement rien. Sur le chevet, je fais face au Docteur Gachet, avachi sur une table, la tête posée sur sa main droite. C’est moi, et mon patient m’a représenté tel que j’étais : perdu face à une énigme que je ne comprends pas, et que peu de contemporains comprendront. Je me vois peint, en train d’observer la toile qui me montrera dans cette fascination totale. Cette mise en abîme me dérange légèrement. Elle est vraie, et je n’aime pas cette sensation. C’est peut-être ça le talent de Vincent : de montrer la réalité par-delà la matière. De montrer l’âme, par-delà le corps.
Je me tourne vers lui, mais Vincent est déjà parti. Il n’a pas quitté la pièce, mais il est déjà dans les champs, dans son esprit. Je ne trouve aucun mot, et n’en trouverai jamais. À ce moment précis, j’ignore que dans quelques mois il se tirera une balle dans la poitrine pour mourir. À cet instant, je ne sais toujours pas à quel point les mots n’expliqueront jamais cet homme.
Il laissera une lettre prophétique en guise d’adieux : « Eh bien vraiment nous ne pouvons faire parler que nos tableaux. » Et ses œuvres parleront pour lui. Ses œuvres célèbreront Van Gogh, là où je n’ai connu que Vincent.
Tout en poésie <3
Merci <3
Je renouvellerais peut-être l'exercice avec d'autres peintures, je ne sais pas encore.
Bravo, c’est très beau, léger à l’oeil et lourd à l’âme … !
Merci beaucoup !
J’ai bossé ça ya un bail, et quand je suis retombée dessus hier soir, je me suis demandée dans quelle mesure je n’y avais pas mis du moi quand même dans certains détails (je veux dire, plus que d’ordinaire ^^)