« LIEUTENANT WEBSTER ! LIEUTENANT WEBSTER ! »
J’aurais été sourd que j’aurais quand même pu savoir qui me sautait d’ssus à mon retour au bercail. Putain, Jimmy, tu peux même pas me laisser poser correctement les deux pieds au commissariat, t’accoures comme un…
« LIEUTENANT ! Bon sang, mais vous étiez où ?
— En train d’me d’mander pourquoi t’as pas mon café dans les mains » Lui braillais-je depuis le pas de l’ascenseur.
J’pouvais gueuler à loisir. Fallait au moins ça pour couvrir le bordel ambiant. Un commissariat, c’est pas une place calme, c’est pas un joyeux open-space où les gens s’échangent des gifs de bites ou de chats qui vomissent. Non. Un commissariat, de nos jours, c’est des putes qui te traitent de fachos, des gauchos qui te traitent de collabos, des petits bourgeois qui t’menacent de « tout dire à leur papa », et puis… La section crime numérique. Ma section. Elle, ouais… Elle elle échange bien des photos d’queues. C’est peut-être le coin le plus calme du plateau, en fait. À part les rires gras, les blagues salaces, les clics frénétiques…
« J’VOUS L’APPORTE TOUT D’SUITE, CHEF ! »
Qu’est-ce qu’il est docile… S’il s’fait pas crever d’ici deux ans, il finira à un meilleur grade, qu’moi ! C’est qu’le commissaire les préfère bien obéissants aussi et que…
« Hey, beau gosse, t’veux pas dire à c’t’enfoiré que j’ai l’droit de marcher dans la rue quand même ? »
J’lance un regard de travers à la putain qui m’alpague. Elle est sacrément désespérée, parce qu’avec mon front dégarni, ma barbe râpeuse et mes yeux jaunis pas une cirrhose que j’veux pas faire diagnostiquer, j’suis pas un parangon de sexitude. Remarque, elle n’est pas mieux la carne, vieillie avant l’âge à cause de la clope, un bustier qui retient des mamelles trop lourdes et un ventre gras et mou… J’peux pas m’en empêcher, j’étire ma bouche dans un vilain rictus, le genre de sourire mauvais qu’une femme n’aime pas trop voir chez un homme. Encore moins un homme de pouvoir.
« Va t’faire foutre ! crache-t-elle.
— Mauvaise réponse, Jodie… » Lui répond l’collègue qui remplit sa paperasse, à côté.
J’passe sans leur accorder plus d’importance, mais j’entends quand même la Jodie qui semble reconnaître la maternité de Mike… Ou du moins qui sous-entend qu’sa mère faisait l’même taff. Sacré vocabulaire, c’fou c’que les gens sont vulgaires d’nos jours, putain…
J’traverse la zone, j’arrive à mon coin. J’dis « mon coin », parce qu’on n’a même pas de porte. Personne n’a de porte, d’ailleurs. Sauf le grand chef – qui a un fauteuil qui fait la taille de mon bureau – et on est tous à s’entasser comme des cons sur des carrés d’un mètre par un mètre, séparés par des montants en agglo. Des boxs, quoi. On est parqués dans des boxs, et on fout des gens taule. C’est plus une putain d’Police, c’est du BTP.
J’arrive à mon poste. Qui est vraiment dans un coin. Tout Lieutenant qu’j’sois, j’ai pas d’traitement d’faveur. J’allume ma bécane qui s’met à vrombir comme si elle était faite de récup’ d’Apollo 13. Faudrait qu’Jimmy nettoie un peu le ventilo, c’est pas sérieux. Pendant la phase de décollage, je remonte ma chaise roulante, et coince un trombone dans son rouleau central pour pas m’retrouver encore le cul parterre comme l’autre fois. Quand est-ce que j’ai d’mandé un nouveau siège, déjà ? Apollo a enfin aluné, et j’peux accéder à la console. J’cliquette vite du piano. Très vite. Ça, j’ai pas perdu… Je sens un instant d’flottement autour de moi, les gosses sont toujours choqués de voir un vieux d’ma trempe fracasser aussi vite un clavier, moi qui traîne ma carcasse en permanence sous leurs yeux. Enfin… Jimmy n’s’impressionne plus. Il commence à comprendre d’quoi j’suis capable. J’inverse deux lettres quand j’me rappelle que l’gamin a enquêté sur moi. J’marque une pause, et j’fixe l’écran noir qui m’affiche mon rapport en blanc. Rapport perso, mais j’note toujours tout pour plus tard, vieux réflexe d’la belle époque… Quelque chose m’échappe, j’arrive pas à me rappeler le fil conducteur. Je disais : je tape vite, ça les fait baver, Jimmy est moins con qu’il n’y paraît et…
« Tenez, Lieutenant. Désolé, j’ai dû descendre chez Moshé parce que la machine est en panne. »
Il m’a calé un godet fumant sur le bureau, ça sent délicieusement bon. Le café d’Moshé est le meilleur, c’est p’tet pour ça qu’on s’en branle que la machine soit out la plupart du temps… J’opine du chef, et j’bois une rasade. J’tuerais pour une clope, j’ai même pas pris l’temps d’en acheter en sortant d’chez Velasco. Fait chier. J’retourne à mon rapport, t’façon j’ai pas l’temps, faut que j’fasse une recherche, là.
« … Et j’ai pris ça aussi. »
Jimmy doit savoir que j’m’en cogne pas mal de ses emplettes, parce qu’il finit par me foutre le truc sur les mains. Un paquet, souple, noir, qui m’dit que j’vais crever et tuer des milliers de gens si j’l’ouvre. Je siffle de reconnaissance.
« Cadet White, lui offrais-je en articulant bien les syllabes pour qu’il kiffe un coup. T’viens d’gagner une journée de plus à mon service.
— … Merci, Chef, mais… J’suis assigné avec vous pour encore deux ans.
— Ouais, ben tu vois ? Ton travail est apprécié. »
J’savais que sur mon flanc, Jimmy grimaçait. Mais il ne dit rien, et le silence que j’obtins pendant quelques minutes me fit comprendre qu’il appréciait que j’lui donne du « Cadet » un peu. Quand, au bout d’une demi-heure nous échangeâmes un bref regard, je compris que l’môme me lâcherait pas.
« Fais-moi sortir les dernières activités d’Jardiland, Optical Center, RedBull et Jaguar. J’veux toutes les données, liens, réseaux sociaux, SERPs, tout.
— Chef, ce pas sont des clients des Los capullos de union ? »
Je ne répondis pas. L’gosse était pas con, et s’il ne l’était vraiment pas, il allait me d’mander c’qu’il lui brûlait la langue depuis tantôt.
« Est-ce que tout à l’heure vous avez…
— Fais c’que je te dis, Jimmy, et on ira bouffer un kebab ensuite pour papoter, okay ? »
Il n’insista pas, et je le sentais m’zieuter régulièrement par-delà sa séparation. J’crois qu’il faisait des liens dans sa tête et que notre discussion allait être inutile…
« Comment Il est en vrai ? craqua le cadet au bout de dix minutes à trépigner sur son poste.
— J’te souhaite bon app’, Jimmy, j’pense plutôt m’faire un Jap’ tout compte fait… » Lui répondis-je lourd de sous-entendus.
J’entendis vaguement un « merde » soupiré à travers l’agglo plastifié, et je montrai les dents à mon écran dans une grimace satisfaite. Nous nous étions parfaitement compris…
Je terminai de coder l’algo de recherche et j’le lançai ; après quoi, j’décidai de foutre le camp. Mais je me relevai trop rapidement pour mes vieux genoux, car la rotule droite craqua en se remboîtant. Mon ventre gronda de concert pour me rappeler qu’on n’courait pas les nouveaux d’un gang l’estomac vide. Jimmy ne m’emmerda pas et me laissa sortir fumer une clope sans poser d’nouvelle question.
La pluie avait repris et je poussai un juron coloré quand elle trempa en deux grosses gouttes ma clope. Je tins le tube avec précaution, terrifié qu’il ne se casse en deux, et allumai mon poison. Dès la première bouffée, ma tête tourna avec violence. J’sais pas si c’était le manque, ou le tabac humide, mais ça m’coupa presque les guibolles, et l’espace d’un instant, je me sentis parfaitement détendu… Franchement, j’aurais dû faire les Stup’s ! Je souris en portant la clope à mes lèvres, mais un tintement autoritaire m’arrêta dans mon geste. Coinçant la tige au creux de ma bouche, je sortis mon smartphone qui clignotait. Dessus, la notification de mon appli m’informait que la recherche était terminée. Cela avait été rapide ! Je sus immédiatement que j’avais affaire à un gang qui ne se cachait pas. Qui que cela soit, ceux qui s’en prenaient à Velasco cherchaient à s’faire connaître. D’une pichenette désinvolte, j’envoyai valser mon mégot, et remontai promptement à mon étage, les grolles même pas essuyées sur l’paillasson du hall. Quand j’éboulai d’la cage, personne prêta attention à moi, et dans un bruit spongieux, trahissant mes semelles trop molles, j’retournai à mon poste. Jimmy n’avait pas bougé d’un iota et il ne moufta même pas quand je claquai la langue contre mon palais de satisfaction. Il boudait, le con. Tout en matant mon écran, j’notais une adresse. Quand j’arrachai le bout d’papier pour le fourrer dans une poche, j’ricanai :
« Lève ton cul, Jimmy, on va aller écouter d’la poésie…
— Oh non… C’parce que j’pose trop de questions, c’est ça… ? »
Le quartier était populaire, dense avec des immeubles branlants aux façades lézardées. Bien qu’il soit déjà quinze heures, le crachin délavait totalement l’paysage au point qu’les réverbères eux-mêmes n’savaient plus s’il fallait ou non s’allumer. L’un d’eux semblait ne pas vouloir trancher et clignotait en ronronnant. La rue sentait la pisse de chat et les embruns marins. On était à deux pas du port et au lieu d’avoir d’la fiente de pigeon, les bagnoles étaient criblées d’merde de goéland. Un truc bougea à ma droite, et j’eus à peine le temps d’voir la queue grise d’un rat glisser dans une poche de chips qui traînait. Et là, dans cette pauvreté presque bucolique, une devanture se distinguait vulgairement de par ses peintures fraîches et ses vitres intactes. Du jazz filtrait à chaque ouverture de la porte et des rires, trop heureux pour appartenir à ce quartier, nous parvenaient aux oreilles.
« Lieutenant ? Vous êtes sûr que c’est là… ? »
Décalquées sur la vitre dans un beau filtre plastique, les lettres du bar nous racontaient « Le cercle des rappeurs disparus ». Je toussai un rire rauque en relisant ce nom débile et branlai du chef.
« Ouais, notre piste démarre ici…
— Mais, heu… Lieutenant… On devait pas chercher genre des hackers ou des trucs dans l’genre ?
— Et alors, Jimmy ? Même eux on l’droit à un peu d’poésie, tu sais… »
Je tirai sur la poignée d’l’entrée, en même temps qu’j’sortai une clope de son paquet d’un simple coup de langue. Mon cadet me tapota le bras en donnant un coup d’menton en direction d’un pictogramme barrant une cigarette.
Putain d’pseudo rebelles !