« Putain ! Je cherche en urgence un serrurier dans le 17ème, aide-moi !
— Pour la putain, je ne peux rien faire, Tessy. Pour le reste, un de nos partenaires devrait t’aider, voici son site.
— Merci Google, tu me sauves la vie… »
Dans un bâtiment autrefois étincelant de verre et d’acier, au premier étage, une équipe épuisée s’entasse derrière de nombreux écrans affichant diverses statistiques. C’était un open-space miteux, où le café tiède coulait à flots, et où les crises d’angoisse n’étaient pas rares. À un bureau jouxtant les WC communs, une opératrice, les yeux rivés sur son ordinateur, retient sa respiration. À des kilomètres de là, Tessy clique sur un encadré vert.
« MERDE ! Jim, JIM ?! On a encore une fuite d’Adwords sur la requête du client serrurier à Paris…
— MAIS C’EST PAS VRAI !! »
Le dénommé Jim donne un coup de pied rageur dans la poubelle électrique, et se précipite contre la baie vitrée pour y taper sa tête à grands coups. L’open-space est silencieux. Tétanisé. Moins par la réaction de Jim – bien trop habituelle ces derniers temps – que par cette nouvelle défaite. L’homme arrête son manège quand il sent poindre un mal de crâne plus dérangeant encore que cette histoire. Il scrute le paysage qui s’offre à lui derrière les vitres encrassées par le temps. La ville est grise, de grands immeubles s’élèvent vers le ciel comme pour s’échapper d’une vie misérable. Dehors, pas un seul badaud, tout le monde reste rivé face aux écrans, véritables mamelles d’une économie entièrement numérique. Ce n’est pas dans cette vue apocalyptique que Jim trouvera la réponse à son problème. Il se tourne vers son équipe, l’œil hagard, ne sachant pas quoi dire. Avec le temps, la certitude que leur combat peut être remporté s’envole. Elle s’enfuit à chaque clic malheureux d’internaute. Et dans les yeux de ses confrères, il ne voit plus depuis longtemps la flamme de l’espérance. Si l’on excepte l’éternelle petite stagiaire.
Cela fait dix ans maintenant que Cécile a été prise à cet étage. Dix ans qu’elle abat le même travail que les autres, tout en servant le café. Et malgré l’ineffable vérité, Cécile croit encore qu’elle sera prise en contrat réel. Mais cette petite – de bientôt 35 ans – a toujours en tête des théories utopistes et fumeuses. Ce qui a le don d’agacer prodigieusement Jim. Aujourd’hui, elle en remettra une couche, à un moment qui n’est pas propice pourtant. Avant même qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, frétillante et hésitante quant à la façon dont elle va tourner son inlassable question, le téléphone du manager sonne. L’open-space entier retient sa respiration, les visages deviennent écarlates, les palpitants s’emballent.
Jim jette un œil à l’écran de son smartphone, et pâlit brusquement. « C’est lui… » Souffle-t-il à une assistance qui le redoutait grandement. Il décroche, et c’est une longue série d’onomatopées qu’il produira. Ses collègues observent chaque signe d’abattement qui filtre de leur manager. Les épaules s’affaissent, la tête suit le même chemin, et la langue humecte les lèvres devenues sèches sous la sentence. Jim termine sa conversation, et soupire. C’est un gémissement plaintif qui s’élève, digne d’un râle d’agonie. Oh-oh, ça sent vraiment pas bon.
« Il jette l’éponge. » Annonce-t-il d’une voix lugubre. « Il a décidé de mettre la clef sous la porte. »
Et voilà, encore un client qui s’efface. Cela fait des années que cela arrive, et il ne se passe plus un jour sans que l’équipe de SEO assiste à ça. Cela fait bien longtemps qu’ils travaillent moins pour gagner de l’argent que par conviction. Ces hommes et ces femmes survivent grâce aux quelques aliments qu’ils troquent avec d’autres immeubles. Certainement pas grâce à leur fuite de CA. Et ce n’est pas cela qu’ils visent. Ce qu’ils veulent, c’est l’équilibre du Web. Et cet équilibre a été rompu au début du dernier siècle, lorsque Google créa l’intelligence artificielle ultime.
Au cours d’une course folle de copie de l’être humain, la façon de chercher et de trouver des informations sur Internet a muté. L’affinement des algorithmes, et la réalité de l’intelligence artificielle propulsèrent Google au premier rang des Maîtres absolus de la Terre. Terre, qui n’est plus rien d’autre dans notre histoire qu’une pauvre planète exsangue, dont la vie s’articule autour d’un gigantesque organe virtuel. L’Homo Sapiens s’est laissé submerger par la perfection de la machine, et au moment crucial, a baissé les bras, admettant la défaite. Depuis lors, le référencement naturel n’est plus qu’un vestige pratiquement mythique d’un passé oublié, et la firme aux six lettres, étouffe les e-commerçants de prix surréalistes pour des campagnes publicitaires payantes. C’est dans ce contexte que notre petite équipe de SEO tente de résister contre vent et marée, à une époque où la première page des résultats de Google est entièrement occupée par les liens sponsorisés. En vain, semble-t-il.
« Jim, tu n’as pas à t’en vouloir, nous avons donné le maximum… » Tente d’apaiser l’opératrice qui passe en revue les actions faites sur le site.
« Je sais. Mais notre marge de manœuvre est réduite. On n’a plus le droit à l’erreur, et ce que veut Google est impossible ! Il ne le pratique même pas. Il fausse la donne avec ses campagnes. Les dés sont complètement pipés. Combien de temps allons-nous encore tenir… ? »
Les têtes s’abaissent, personne ne se résout à répondre. En vérité, ils l’ignorent, cela fait des mois qu’ils auraient dû disparaître, et cela relève d’un véritable miracle s’ils se réunissent encore pour tenter d’aider les e-commerçants courageux. Comme toujours, ce défaitisme agace Cécile, qui refuse de rendre les armes. Elle se dandine sur ses pieds, sachant très bien qu’elle va une nouvelle fois s’attirer les foudres de son supérieur.
« Jim… Il est peut-être temps que l’on contacte le réseau des Alpha-Beta, tu ne crois pas ? Ils pourraient…
— IL EST HORS DE QUESTION QUE L’ON TRAVAILLE AVEC CES FUMISTES ! TU M’ENTENDS ?!
— Mais… Si l’on joignait nos forces, peut-être que…
– Quelles forces, Cécile ? HEIN ? Que savent-ils faire en dehors de leurs envolées lyriques inutiles ? C’est du remplissage, ni plus ni moins. Ils n’entendent rien à la précision, ils ne pensent qu’à l’art. Qu’à la « beauté des mots ». Nous, on fait du concret. C’est une science exacte, pas de l’affabulation approximative !
— Mais…
— Il n’y a pas de « Mais » ! Que l’on ne me reparle plus de ces Rédacteurs de malheur ! On se remet tous au travail, je vous signale qu’on a encore perdu des positions sur deux autres clients ! ACTION ! »
L’open-space se met en branle, les cous se tordent à nouveau sur les double-écrans, et les claviers gueulent leur rock alternatif de balises title, et autres épurations de code. Le pauvre serrurier de Paris devra expliquer à sa femme et à son fils qu’il ne sait plus comment les nourrir. Jim et son équipe reprennent le travail la peur au ventre. Cécile comprend qu’elle n’est toujours pas près de signer son fichu contrat après avoir essuyé une telle engueulade. Tessy, l’inconsciente Tessy qui a cliqué sur le lien sponsorisé, trouvera son serrurier, et rentrera à temps chez elle pour regarder le premier épisode de la nouvelle série Netflix, sans même se douter un instant qu’elle est responsable d’un nombre incalculable de malheurs.
Et, à des kilomètres de là, en plein centre-ville, réunis en meute dans la bibliothèque municipale abandonnée, les Alphas-Betas ont les oreilles qui sifflent.
***
« Lise, j’aime beaucoup ton papier sur l’histoire des serrures, et ton trait d’humour sur Louis XVI, mais… Tu peux m’expliquer pourquoi « clef » est écrite avec un « é » ? »
Cette question est à peine murmurée. Mais, dans l’immensité de la bibliothèque, elle résonne et claque comme un fouet aux oreilles rougissantes de l’interpellée qui balbutie. Quelques Rédacteurs ouvrent la bouche d’un air outragé. Comment a-t-elle pu oser une telle chose ? De son côté, leur Rédac’Chef attend une réponse, et Rita n’est pas une femme réputée pour sa patience. Lise tente de reprendre contenance, cherchant du regard un quelconque soutien inexistant de la part de ses collègues. Tous détournent les yeux, il y a des vulgarités à ne pas commettre, tout de même !
« Alors ? Relance Rita d’une voix sifflante.
— Eh bien, j’ai pensé que… Enfin, tu sais… Plus personne n’écrit « clef » avec un « f »… Donc, je me suis dit qu’être plus actuel dans l’écriture permettrait de…
— De quoi ? De trahir la langue Française, peut-être ?
— Non, non ! Se précipite la jeune femme d’un air penaud. De mieux correspondre aux requêtes, c’est tout. »
Un immense gémissement d’indignation collective s’écrase sur les voûtes en pierre de la bibliothèque. À l’instar de l’équipe SEO sur le déclin, les Alphas-Betas ne sont qu’une poignée d’âmes, de tout âge, regroupée dans la salle centrale, où l’on a installé un pôle informatique. Ce sont donc une vingtaine de paires d’yeux qui fixent avec horreur la pauvre Lise. Rita blêmit plus encore, creusant ses traits et lui donnant l’air d’une vieille documentaliste prête à fondre sur un élève ayant mal empoigné un livre.
« De correspondre aux requêtes… Et c’est tout. Nous ne cherchons pas à correspondre aux requêtes, nous cherchons à répondre aux besoins de nos lecteurs. Lise, tu m’as habituée à plus de conscience professionnelle, qu’est-ce qui te prend ?
— N’exagérons rien non plus ! Se rebiffe la demoiselle. L’écriture avec un « é » est correcte, elle a été validée il y a un plus d’un siècle, maintenant.
— Validée, ne veut pas dire pour autant exacte. Les mots ont un sens, Lise. Une histoire. Ne les laissons pas mourir ! »
Hochement de tête vigoureux dans la salle. Un ancien journaliste à lunettes se saisit même du Littré, pour l’offrir avec révérence à sa chef. Cette dernière l’ouvre, et cherche directement l’objet du litige. Puis, avec un reniflement dédaigneux accompagné d’un relevé de menton suffisant, elle le pose sur le clavier de la criminelle. Lise n’a d’autre choix que de lire les deux pages d’étymologie, transformation, et définition du mot « clef », et ce, à voix haute. Sa peine exécutée, elle referme le dictionnaire, et capitule d’un bref mouvement de tête.
« Bien, l’incident est donc clos. » Commente froidement la Rédac’Chef. « Tu me corrigeras ton papier, mais c’est Sylvain qui obtiendra la publication pour la news du blog client. »
La jeune femme ne pipe mot, mais serre les dents. Elle se lève silencieusement, et se dirige vers la cafetière pour y tirer du réconfort. Les Alphas-Bêtas vivaient sur leur lieu de travail. Des dortoirs avaient été installés à l’étage des BD, qui avaient été archivées. Rita, leur Rédac’Chef, en plus d’être une véritable nazie de l’orthographe d’origine, avait un réel mépris des lectures populaires. Cela s’expliquait sans doute par sa lignée prestigieuse, qui ne comptait pas moins de trois Académiciens du dernier siècle. Et il n’était pas rare qu’elle en fasse étalage lorsque quelqu’un la contredisait sur une tournure de phrase. Sans être la cadette de cet étrange groupe, Lise restait jeune, et son parcours, sa famille, n’ayant rien à voir avec la littérature, lui imposaient une certaine illégitimité aux yeux de ses collègues. Pour ne rien arranger à ses affaires, la demoiselle regardait fréquemment les outils d’analyse de référencement naturel, chose incompréhensible pour ses congénères. Les Alphas-Betas se prenaient pour des gardiens d’un vieux temple sacré du langage. Pour des prêtres ou des gourous de la sémantique. Il va sans dire qu’ils dépréciaient grandement l’équipe SEO, qu’ils considéraient comme de vulgaires techniciens sans aucune once de culture. En s’intéressant de près à ce que « les autres » pouvaient faire, et en parlant d’adéquation avec les requêtes, Lise flirtait avec la notion de Haute Trahison. Oui, rien que ça. Les scribouillards n’arrivaient pourtant pas plus à survivre que leurs adversaires imaginaires. Eux aussi perdaient leur client, une fois que ceux-ci ne voyaient plus l’intérêt de créer des contenus qualitatifs, quand seul l’achat d’annonces garantissait une immédiateté de gain. C’était donc une profession à l’agonie, refusant d’admettre qu’elle se mouvait dans le Web comme un zombie mordant, incapable de comprendre qu’il lui manquait la mandibule.
Lorsque Lise revint avec sa tasse remplie de café noir, le téléphone de Rita sonna, et le silence s’imposa dans la salle. À l’œil exorbité de sa Rédac’Chef, la jeune femme et ses collègues comprirent aisément qu’ils venaient une nouvelle fois de perdre un client. Rita raccrocha d’un mouvement sec, et posa le téléphone sur son bureau avec tant de force, que l’on entendit presque l’écran tactile protester.
« Rayez-moi Dufresne de la liste, et arrêtez tout travail sur ses pages. Puisque Monsieur pense que la vente est plus importante que le savoir, laissons-le abrutir son public ! »
La troupe s’ébroua pour satisfaire et calmer au plus vite leur supérieure. Puis, le clapotis des claviers reprit, avec le chant de la barre d’espace en guise de refrain. Rita fulminait à son bureau, incapable de reprendre immédiatement sa tâche. Personne ne faisait plus attention à Lise, et la gigantesque horloge de l’entrée indiquait qu’il était un peu plus de dix-huit heures. La Rédactrice n’hésita qu’une fraction de seconde, il était grand temps d’en finir. Elle envoya un sms succinct à son contact, et remonta au dortoir récupérer une écharpe et un manteau épais, puis redescendit discrètement, avant de s’éclipser de la bibliothèque sans que personne ne la remarque.
Malgré l’épaisse couche de vêtements, le vent glacial de l’extérieur la tétanisa un moment sur place. Dans la ville, les températures ne dépassaient jamais les zéro degré, et ce, même en journée et en période d’Eté. Le réchauffement climatique que leurs ancêtres n’avaient pu endiguer, trop occupés à déterminer si oui ou non c’était un complot de la part des Chinois, avait plongé la Terre dans un début d’ère glaciaire. Si l’Homme avait pu survivre, cela n’était dû qu’à sa capacité à se terrer dans de grands buildings, se groupant comme des rats attendant la fin de l’hiver. Sortir n’était pas impossible, mais risqué selon la saison et l’heure. Et puis, sortir pour quoi faire ? La vie se déroulait dans le monde virtuel désormais.
Lise n’avait que deux heures pour rencontrer son contact, et rentrer en douce à la bibliothèque. Mais son objectif valait bien le risque qu’elle prenait. Du moins, elle tentait de s’accrocher à cette idée. Elle tourna à l’angle d’un ancien supermarché désaffecté, et s’engouffra dans la bouche de métro, descendit les marches, et patienta une dizaine de minutes devant une publicité pour Google qui promettait « +200% de ventes en 1h avec le nouveau pack d’annonces à -75% ». Pour accompagner ce titre-choc, une petite fille brune se mouvait sur l’écran géant du mur, et elle répétait à l’envie d’une voix faussement adorable : « Même moi, je comprends le gain que ça vous apporte ! ». Lise jura. Cela faisait belle lurette qu’il n’y avait plus un seul humain au sein de Google. Et elle digérait assez mal la condescendance avec laquelle la boîte s’adressait à sa race. Elle en était encore à ruminer son ressentiment quand une voix familière résonna dans le tunnel :
« Putain, il fait pas chaud !
— Cécile ! Merci d’être venue aussi vite. »
L’une comme l’autre se sourirent avant de s’étreindre. Si chacun de leur groupe apprenait leurs réunions secrètes, elles se feraient probablement renvoyer. Sur le papier, elles étaient concurrentes. En réalité, elles étaient sœurs, mais avaient chacune choisi une voie différente. Avant d’entamer l’objet de leur discussion, Lise tira d’une de ses poches quelques capsules de café, qu’elle donna à sa frangine reconnaissante.
« T’as vraiment de la chance d’être en contrat définitif. Lui dit Cécile d’un air sombre.
— Ca n’a rien à voir, il n’y a que chez les SEO que le café est rationné pour les stagiaires. Et comme tu es la seule…
— Ca va, ça va ! Pas besoin d’en remettre une couche. Bon, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu étais évasive dans ton message.
— On a encore perdu un client, il ne nous en reste plus que trois. Nous ne tenons plus, quoi que Rita en dise, d’ailleurs.
— Toujours aussi mal lunée, elle ? ricana la Consultante en jetant un regard de connivence à sa sœur. C’est pas mieux de notre côté, Jim va nous faire un infarctus si ça continue. On est à sept. Mais le moral n’est plus au beau fixe.
— L’a-t-il jamais été ? J’crois qu’on est juste nés au mauvais siècle. Avant…
— Avant n’existe pas, Lise ! Martela pour la centième fois son aînée agacée. Il faut penser à aujourd’hui. Pourquoi tu m’as fait venir ? Juste pour le café ?
— Non. Il est temps. Est-ce que « Monsieur. P » a terminé son business plan ? »
Nous y étions. À ce moment décisif qui allait impacter non seulement leur existence à toutes les deux, mais peut-être même celle de millions de gens. L’idée était toute autant foireuse qu’ambitieuse, et les deux sœurs le savaient. Contactées voilà cinq ans par un client mystère se prétendant suffisamment riche pour le projet, les jeunes femmes avaient guetté le moment propice pour lancer la machine. Cela faisait plus d’un demi-siècle que pareille idée n’avait été évoquée. Pour des raisons d’argent, évidemment, mais également du fait de la guerre intestine qui se tramait entre les SEO et les Alphas-Betas. Oui, elles parlaient bien de démarrer une mission commune. Un exploit jamais tenté depuis plusieurs générations.
***
Dix mille golds, deux cent cinquante cartons de cartouches de café, une centaine de cartouches de cigarettes, trois mois de paniers-repas par équipe, et un fût de bière. Voilà le paiement incroyable agité par le client mystère. Ce fameux « Monsieur P. ». Si Cécile et Lise avaient eu un mal de chien à se faire entendre au sein de leur groupe, l’engagement écrit du client, détaillant avec précision le paiement, avait réussi à convaincre les SEO et les Alphas-Bêtas de se rencontrer. Au sein de la bibliothèque – qui pouvait accueillir plus aisément tout ce beau monde, et dans une ambiance tendue, une quarantaine de personnes se regardait en chiens de faïence. Évidemment, « scientifiques » et « littéraires » ne se mélangeaient pas ! Les Rédacteurs étaient à leur bureau, observant avec condescendance les Consultants qui devaient se tenir debout, sans que personne ne leur propose de quoi s’asseoir. Les deux sœurs se tenaient côte à côte, muettes, fatiguées de cette joute silencieuse entre leurs supérieurs. En effet, que cela soit Jim ou Rita, aucun n’avait une attitude amicale. Les rares mots échangés avaient été à double sans, et toujours pour cibler la faiblesse de l’autre.
Il était temps que Monsieur P. les appelle, rien ne garantissait que cela ne finisse pas en pugilat. Il était convenu que le client les contacterait tous en conf’call, tout en gardant l’anonymat. Paranoïaque au possible, il avait exigé que la conversation se fasse au moyen d’un logiciel qu’il avait lui-même élaboré, totalement intraçable, permettant de passer ainsi sous le radar de Google. Car l’enjeu n’était pas seulement de faire travailler deux adversaires quasiment historiques, il était également vital que leur ennemi commun n’apprenne rien de leur entreprise. Si les prestataires ne comprenaient pas encore la raison de tout ce mystère, Lise et Cécile, elles, savaient très bien ce que Monsieur P. souhaitait cacher : son nom, et leur prochaine victoire. Il était hors de question que Google fausse le match en les prenant par avance, et en les tirant à vue dès la première action. Non, nous ne parlons ni de Panda, ni de Pingouin. Ces deux noms avaient été oubliés lorsqu’ils furent inclus dans les algorithmes, se mettant continuellement à jour en temps réel. Ce que le trio de révolutionnaires redoutait, c’était « Noé », l’arme ultime de Google. Créée depuis cinquante-sept ans, Noé était l’IA la plus vicieuse et complexe que l’on pouvait trouver sur Internet. Entièrement dédiée au Référencement Naturel, surveillant les sites qui ne payaient pas Google, Noé était le Skynet de cet univers virtuel.
N’y tenant plus, les frangines se replièrent en direction de la machine à café, et entreprirent de la faire tourner à plein régime. Pendant que les deux armées se faisaient toujours face en se jaugeant méchamment, elles servirent des gobelets en plastique fumants, sous l’œil critique d’une Rita choquée d’une telle dépense. Alors que la Rédac’Chef allait probablement proférer des mots tels que « trahison », ou encore « toupet », son ordinateur émit un « blop » étrange. Silence dans la salle, tout le monde retenait son souffle, et la femme revêche se précipita sur sa machine pour répondre à l’appel. S’attendant à ce que Monsieur P. travestisse sa voix, Cécile et Lise manquèrent de s’étouffer avec leur breuvage lorsque le timbre d’un homme d’un certain âge résonna. Il était rocailleux, puissant, plein de volonté et de combativité. C’était la voix d’un homme déterminé.
« Mesdames et Messieurs, mes hommages et mes remerciements pour votre combat ! Lise et Cécile, mes petites, vous avez toute ma gratitude pour avoir rendu cette rencontre possible. »
Cela valut aux susnommées des regards inquisiteurs. Depuis quand elles se voyaient ? Depuis quand elles trahissaient leur cause ? Les jeunes femmes ignorèrent superbement l’attitude de leurs collègues, se concentrant sur la voix.
« Je ne vais pas y aller par quatre chemins, nous avons peu de temps, et nous devons agir très vite. Vous avez signé un contrat qui vous engage à aller au bout, et à travailler ensemble. Il n’est pas question que l’on révise ces termes. Sans quoi, l’entreprise tomberait à l’eau, et vous pourrez dire adieu à votre paiement…
— Qu’est-ce qui nous fait croire que vous en avez les moyens ? Coupa Jim sans la moindre gêne.
— Rien. Vous avez seulement besoin de savoir que je peux me le permettre.
— Et comment on peut être sûr que vous êtes bien un humain, et non une IA avancée… ? Rebondit Rita, après avoir jeté un coup d’œil à son adversaire.
— Vous ne pouvez pas. Aujourd’hui, vous avez deux choix qui s’offrent à vous : faire ce pour quoi je vous paie, ou disparaître. Claqua la voix sombrement. Et vous avez déjà fait ce choix, alors ne perdons plus de temps en palabres ! Ce que j’attends de votre part, c’est un site d’information complet. Je le veux adapté à toutes les machines, tous les écrans, et avec une lecture orale complète. Je le veux entièrement optimisé, et je veux de très beaux contenus. Vous me soignez le fond. Les Alphas-Bêtas devront travailler en bonne intelligence avec les SEO. Vous allez appliquer les recommandations techniques et intellectuelles nécessaires. Ce site doit être LU.
— Il ne s’agit pas de e-commerce ? S’inquiéta Jim qui n’avait plus l’habitude de traiter autre chose.
— Non. Nous ne vendons rien. Nous informons les populations, et rétablissons la vérité.
— Attendez, de quoi parlons-nous exactement ? Ajouta la Rédac’Chef avant d’offrir un premier regard neutre à son adversaire. Quelle est la thématique, au juste ?
— Google. »
Un tonnerre de commentaires explosa dans la salle. On entendit fuser de nombreuses protestations, déclarations défaitistes et autres insultes à l’intelligence du client. Google n’avait pas seulement réussi à dominer le Web, il avait également pu imposer la règle d’or de ne pas parler de lui.
« Vous savez que c’est impossible ! S’emporta Jim, recueillant au passage l’acquiescement des deux équipes. Il nous repérera immédiatement !
— Non. Contra Monsieur P. une nouvelle fois. Parce que vous l’appellerez « BackRub ».
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— C’est le nom qu’il avait avant de prendre vie. Son nom de naissance, lorsqu’il n’était qu’un projet d’étudiants.
— Attendez… Comment vous pouvez savoir un tel truc, nous n’en avons jamais entendu parler. Google existe depuis plus de deux-cents ans, il n’y a plus de trace de…
— Cela n’a aucune importance, et ceci est une des exigences de votre client. Je ne vous paie pas pour réfléchir au pourquoi de ma démarche, mais au comment de sa réalisation. S’agaça la voix. »
Nouveau silence dans la pièce. Ce que cet homme demandait était impossible, et les prestataires commençaient sérieusement à redouter la suite.
« En plus de traiter de ce sujet interdit, Continua Monsieur P., je veux que vous utilisiez tous les documents que Cécile et Lise mettront à votre disposition. Tous sont au format papier, et aucune copie ne sera tolérée. Si la moindre fuite est détectée, vous pouvez être certains que votre paiement sera oublié. Derniers points, avant que vous ne commenciez : vous avez un mois, pas un jour de plus pour mettre cela en place. Et par cela, j’entends que votre but est la première page. Bonne chance, Mesdames et Messieurs ! »
L’ordinateur se tut, laissant nos protagonistes choqués. Il fallut quelques minutes d’assimilation avant qu’ils ne comprennent tous ce qui leur était demandé : l’impossible. Ils explosèrent dans tous les sens, insultant Monsieur P., s’en prenant aux deux sœurs qui leur avaient amené cette problématique. SEO et Alphas-Bêtas réussirent à s’entendre pendant deux heures, le temps de mettre en confinement les traîtresses. Ah ! L’entente, à ce moment précis, était parfaite, il est vrai… Cécile et Lise furent bannies dans les archives, à côté des BD et autres comics, le temps que tout le monde se calme. Cela prit deux jours entiers, jusqu’à ce qu’on vienne les chercher.
Pendant 48h, les deux équipes s’étaient mutuellement repoussées, avaient commencé à réfléchir à l’impossibilité du problème. Mais, durant ce processus, quelques pistes furent trouvées, et ce qui était il y a plusieurs siècles un réflexe normal, revint en mémoire comme une épiphanie : chacun maîtrisait un domaine précis, particulièrement complémentaire. Et dans le cadre d’un projet aussi ambitieux, mots et calculs de pertinence allaient de pair. Lorsque les sœurs purent descendre rejoindre la troupe, la salle principale de la bibliothèque était transfigurée.
Les SEO avaient déménagé leur matériel, les deux super machines à café ronronnaient en projetant des vapeurs dans tous les sens. Les claviers vrombissaient, en rythme, et une réunion se déroulait dans la vieille sale d’étude. Un tableau avait été dressé, et dessus, Jim et Rita inscrivaient un gigantesque arbre étrange aux nombreuses branches.
« Généalogie du glissement sémantique. Expliqua un Consultant aux frangines. Le client nous a laissé tout un dossier papier au sujet de cette vieille technique. Apparemment, la Rédac’Chef et Jim ont pu déchiffrer ce truc, et ça a l’air puissant. »
Ça l’était. Grâce à ce travail, qui dura pas moins d’une semaine, la nouvelle alliance put enfin démarrer le projet. Les développeurs commencèrent par mettre en place toute l’architecture du site, étape après étape, conformément aux recommandations. De leur côté, les Rédacteurs alignaient des phrases dans tous les sens pour donner vie à tout ceci. Les quelques designers de l’équipe SEO, se penchèrent sur l’aspect du site. Il était important que tout soit parfaitement adapté aux divers supports de lecture de leur époque. Un détachement de traducteurs oraux s’employait à enregistrer la lecture vocale des textes. Tout humain, aveugle, déficient visuel, enfant, devait pouvoir avoir accès au contenu. Tous, devaient savoir.
En partant d’un nom oublié des hommes et de Google, ils purent bâtir toute une stratégie de ciblage sur un mot-clé où il n’existait aucune concurrence. Cela facilitait la tâche, en plus de leur permettre de ne pas attirer l’attention. Les journées étaient longues et épuisantes. La petite agence travaillait d’arrache-pied pour tenir la distance, bossant pendant plus de douze heures par personne, effectuant des roulements de sommeil si nécessaire. Étrangement, un rituel se mit en place naturellement : celui de la pause-café commune où tout s’arrêtait pendant dix minutes, pour bavarder, et fumer une cigarette pour les amateurs. Jamais on n’avait vu dans ce siècle les deux groupes arriver à se supporter, voire, à s’entendre.
Ainsi donc, durant 30 jours, le site BackRub s’étoffa, l’on envoya des milliers de mails pour teaser les populations. Les copywriters travaillèrent d’arrache-pied à trouver les formulations les plus alléchantes pour pousser les internautes à prendre quelques minutes pour lire une histoire oubliée. Et les statistiques explosaient. Des partages, un peu partout sur les réseaux sociaux. Via mails également. Des impressions au format papier qui s’échangeaient contre du pain frais et deux boîtes de haricots. Le pari était en train d’être gagné. Petit à petit, l’on passait des onzièmes ou douzièmes pages pour arriver vers la page cinq. Puis quatre. Puis trois. Puis deux… Jusqu’à ce que :
« JIM, RITA !! Hurla une des opératrices en sautant presque sur sa chaise. VENEZ VOIR !! »
Les deux managers se précipitèrent sur le poste, et étouffèrent un cri. D’un geste fébrile, quelqu’un envoya un sms à Monsieur P. et le « blop » caractéristique les fit tous stopper net. On décrocha, libérant la voix aux inflexions de bonheur :
« Bravo… Bravo à tous ! Vous avez réalisé l’impossible. Vous ne pouvez pas encore comprendre combien je vous suis reconnaissant, et combien cela était important pour ma famille. Votre paiement arrivera dans deux jours. »
Et il raccrocha. Un hurlement de joie commune s’écrasa sur les murs de la bibliothèque. Sur le poste de l’opératrice, en dessous des dix annonces vertes de la première page, une bleue, timide, presque frêle et isolée dans cette SERP, trônait : « BackRub, ou la censure de l’Internet ».
Personne n’avait souvenir d’avoir vu un jour un résultat naturel paraître sur la première page. Nombreux étaient ceux, parmi leurs aînés, à avoir tenté l’exploit. Et aujourd’hui, enfin, cela devenait réel. Les deux jours suivants furent éprouvants pour l’équipe, qui continuait d’entretenir la machine. Plus personne ne dormait, ou presque, tant la peur de voir ce résultat disparaître était grande. À la fin du délai, un petit homme à l’aspect misérable poussa la porte de la bibliothèque. Après avoir glissé quelques mots à Lise, il tira une palette de l’extérieur, contenant le paiement promis par le client mystère. Refusant un café proposé par une Rita qui avait appris l’amabilité, l’homme s’enfuit, non sans avoir déposé un chèque sur le bureau conjoint des managers. Les deux sœurs prirent un mug, et allèrent s’asseoir, sachant que le dénouement était proche. Jim s’empara du chèque, et sourit, avant d’ouvrir grand la bouche, d’un air choqué.
« Quoi ? Il ne nous a pas payé les dix mille golds ? » S’inquiéta Rita soudainement, en se rapprochant.
Mais elle poussa un juron lorsque son nouveau collègue lui tendit le chèque, puis jeta un regard étrange aux frangines qui rougirent soudainement.
« Vous saviez… ?
— Oui.
— Et c’est bien lui ? Je veux dire, ce n’est pas un usurpateur ?
— Non, non, c’est bien le descendant de Larry Page. »
Quelque chose d’intense traversa la salle. Comme un frisson silencieux et admirateur. Cela expliquait les montagnes de dossiers sur les anciens algorithmes de Google, cela expliquait le nom, mais surtout : cela expliquait l’urgence qu’avait mise « Monsieur P. » dans sa commande. John Page, de son vrai nom, désirait venger sa famille de ce que le géant leur avait fait. Aucun créateur ne désire voir son produit lui échapper au point de le supprimer de sa propre direction. Au crépuscule de sa vie, ne donnant aucune descendance, John Page souhaitait seulement rappeler à son ancienne propriété d’où il venait.
La sonnerie du smartphone de Jim interrompit leur recueillement. Surpris, le Consultant décrocha, alors même qu’aucune mention, pas même « appelant inconnu » ou « masqué », ne remontait. Il passa immédiatement la conversation en convivial, et une voix métallique, glaciale et moqueuse leur donna des sueurs froides :
« Bravo… Bravo ! Vous pouvez être fiers de vous. »
Aucun doute sur la provenance. Était-ce un bot de bas étage ? Noé ? Peut-être même « GG », l’IA en chef de la firme ?
« Nous ignorons comment le vieux s’est débrouillé, mais il a joué une belle partie. Nous le reconnaissons.
— Que voulez-vous ? cracha pratiquement Jim d’une voix ferme dont il ignorait l’existence.
— Seulement vous féliciter. Votre race n’avait pu réussir un tel tour de force depuis bien longtemps. Il semblerait qu’il vous reste encore quelques ressources. Se moqua la machine.
— Beaucoup, même ! Ça fait trop longtemps que vous sous-estimez nos capacités, le cerveau humain…
— Oui, oui. Coupa Google. Voilà pourquoi nous vous appelons aujourd’hui. Nous avons les moyens, et vous avez une certaine intelligence. Voici le marché : vous fermez cet embryon d’agence, et nous vous assurons une prise en charge complète. Pour chacun d’entre vous. Tous, aurez une place dans l’une de nos couveuses aménagées. Tout confort : chauffage central, Internet sans restriction, repas chaud et gastronomiques, accès aux salles thermales ; tout ce que votre espèce peut désirer. »
Pareille offre ne se faisait plus. C’était d’ailleurs comme ça que Google avait pu se débarrasser de ses dirigeants humains, en les enfermant dans de gigantesques buildings de luxes où ils s’entassaient et se reproduisaient durant des siècles. Sur une Terre pratiquement stérile, c’était un Eden, où l’on y entrait à partir du moment où l’on acceptait de manger du fruit défendu.
Tout le monde se regardait, guettant les réactions, hésitant, ne pipant mot de peur d’enclencher quelque chose qui les dépasserait. Jim et Rita échangèrent un regard, avant de le reporter sur leurs équipes, qui acquiescèrent comme un seul homme.
« Non. »