L’homme en k-way tourna sa capuche vers moi et je sus que dessous il s’pissait de peur. Il prit brutalement appui sur son genou droit, et pivota pour s’engouffrer dans une ruelle.

« Putain le con ! »

J’accélérai et sentis immédiatement un poids s’écraser sur ma poitrine et me cramer les poumons. Merde, c’était ça que de respirer à grosses goulées de l’oxygène. J’avais décidément plus l’habitude. Mes pieds frappaient le sol comme les pattes d’un vieil éléphant trop lourd pour ces ébats, et projetaient des gerbes d’eau dans tous les sens. Mon fut’ était trempé jusqu’aux tibias, et j’sentais l’arrière de mon complet me goutter dans le caleçon. Quelle importance ? J’étais déjà ruisselant sous cette averse, et je voyais la forme devant moi me mettre une sacrée distance. Ça devait être un jeune pour crapahuter comme ça… ! Ça acheva mon humeur, c’était pas bon de me faire courir comme un lapereau, et en insultant une nouvelle fois sa mère de putain, je fondis sur l’ombre pour lui faire amèrement regretter cette petite escapade. Ma proie fit l’erreur classique du débutant : elle se retourna pour vérifier que j’avais lâché ses trousses, et je l’entendis gémir quand je sautai pour la plaquer au sol.

J’sais pas si le tonnerre s’était enfin décidé à s’abattre sur nous, ou si c’était son poignet coincé sous sa hanche, mais il eut comme un « crack », et le gosse beugla comme jamais. Pourquoi ça me tirait toujours une certaine satisfaction ? Je lui écrasai la gueule sur le bitume pour la forme, envoyant mon poing briser son nez, puis le relevai avec une force que je n’avais plus cru présente dans mes bras. Ça me ramena brutalement en arrière, et c’est presque avec réflexe que je le fracassai contre le mur. Sa capuche était retombée sur ses épaules. C’était un de ces jeunes louveteaux avec leur raie sur le côté, une petite barbe naissante qu’il taillait désespérément tous les matins en espérant qu’elle devienne un jour virile. Je savais que sous son k-way, c’était probablement une chemisette noire, remontée sur un jean noir également. Il bredouillait. Ça devait pas faire longtemps qu’il était dans le biz pour s’pisser d’ssus autant à la vue d’un flic… Pressant sa trachée de mon avant-bras, le faisant hoqueter comme un asthmatique en crise de panique, je tirai sur le vêtement pour dévoiler parfaitement l’écusson. Putain, j’avais pas rêvé, yavait bien un papillon. Il était collé dessus, probablement au fer à repasser, et se déployait sur deux bons gros centimètres. La couleur n’avait pas changé, ce rouge sang un peu séché, ces lignes grises comme des cendres s’échappant d’une chrysalide brisée, c’était impossible que cela soit une coïncidence.

J’regardai le gamin en hochant la tête, il devint plus livide encore et des petites bulles éclatèrent à ses lèvres tant il bavait d’angoisse.

« Où est-ce que tu fuis comme ça ?

— … Je… J’suis désolée pour vot’ caisse, j’savais pas qu’ziétez un keuf. »

Évidemment, ma bagnole est banalisée. Toujours. C’est une vieille habitude que j’ai prise aux débuts de la guerre des gangs, et Jimmy a fini par accepter de se plier à mes exigences…

« T’es désolé d’avoir joué au con, ou du fait que j’peux t’foutre en taule pour la nuit ? »

C’était une question trop compliquée pour lui, ses petits yeux gris allaient frénétiquement de gauche à droite à la recherche d’une aide extérieure. Mais yavait que nous, et sa vessie qui ne tenait plus le choc. Pendant qu’il compissait son jean de petit merdeux digital, je le remontai d’un geste brusque en beuglant :

« DE QUOI T’AS PEUR, PUTAIN ?!? »

L’gosse me regarda horrifié, comme choqué que je puisse lui demander une telle chose alors qu’il nous recrachait par la pine son dernier thé-gingembre. Ça va, je sais bien qu’à cet instant c’était surtout que je lui pète un autre truc, mais il était pas net, et on n’se trimballait pas avec cet écusson comme ça :

« QUI T’EMPLOIE ? »

Je décalai mes pieds, j’avais aucune envie de tremper dans sa frousse, et quand je compris qu’il était autant sonné par la douleur que par notre rencontre, je le lâchai sans ménagement, et son petit cri de victime me tira un rictus méprisant. Il avait dû piquer le k-way à quelqu’un, ou bien ça s’lançait dans le biz des vieux emblèmes de…

« Je vous en prie ! m’interrompit-il soudain dans mon monologue mental. S’il vous plaît, ne Lui dites rien !! »

J’aurais eu une clope au bec, je pense que j’l’aurais lâchée aussi sec. Yavait pas beaucoup de mecs qui pouvaient faire c’t’effet aux nouveaux… C’était normalement impossible, mais yavait des signes qui trompaient pas. Des cadavres qui s’amoncellent, le biz qui s’renouvelle, et puis surtout ça : l’retour d’un vieux dessin, un truc que j’avais pas vu depuis…

« On verra. Casse-toi. »

J’avais à peine bougé la tête d’un mouvement dédaigneux, il s’était redressé, avait même pas pris le temps de réajuster sa capuche en plastique, et quand il eut l’audace de me remercier, j’lui crachai un cinglant :

« Et jette-moi c’t’armure. Tu n’la mérite pas. »

Il obéit, comme il était dressé à le faire. Plus pathétique que les bleus d’mon époque… Il me tendit le k-way, avec une déférence qui m’énerva. J’étais furieux. Contre ce pauvre mioche, moi, et puis Lui, aussi. J’avais bien fait d’planter Jimmy… Mon instinct ne m’avait pas trompé, et il me conduisait à présent dans un quartier que je pensais avoir laissé derrière moi.

L’œil amateur s’y laissait prendre, une ruelle colorée, quelques échoppes avec une musique entraînante, une ou deux femmes rondelettes drapées dans de grands voiles noirs cousus main… C’était le quartier hispanique, où je n’avais plus foutu les pieds depuis une belle décennie, et il semblait tout à fait anodin. Mais les gonzes en faction à des points stratégiques ne laissaient planer aucun doute. Les rues n’appartenaient plus à l’alcool, la drogue ou le sexe, mais à ceux qui savaient référencer les petits artisans, et donc à faire vivre des chiées de famille entières. Et si le quartier retrouvait ses malabars en chemise noire, c’est bien que la guerre faisait ressortir les vieux démons des abysses. C’était la merde, en somme, et j’pataugeais les deux pieds d’dans.

J’avançai dans l’artère principale du quartier avec l’impression qu’on m’sondait l’cul par la pensée. À trop me mater, les gars allaient tomber amoureux… Ils voulaient juste savoir ce qu’un flic pouvait bien faire dans leur coin, à rôder près de cet embranchement. Je pouvais les entendre bloquer leur respiration quand je tournai dans cette impasse. Yen avait pas des masses, et une seule se terminait par une porte surmontant un petit escalier en béton. Quand j’montai les marches, la porte en fer s’ouvrit sur un colosse qui croisa les bras devant mon nez. Il s’croyait menaçant, et ça me tira un ricanement moqueur :

« Casse-toi, petit, t’veux pas me mettre en retard. » Lui dis-je en tendant le k-way.

Il pâlit, semblant reconnaître le vêtement, et obtempéra après une ou deux secondes de réflexion. C’est qu’il était aussi lent qu’il en avait l’air ! J’ouvris la porte et m’engouffrai dans le corridor mal éclairé. Ca puait toujours autant ce mélange de beuh et de cigare, avec ce fond de whisky. Le rythme caractéristique du jazz remonta et j’compris que j’étais attendu. Personne dans ce putain de couloir, personne pour garder l’entrée. Un autre escalier, on monte un étage, un autre couloir, et mon envie d’fumer est plus présente que jamais. Quand enfin j’arrive devant une grande porte capitonnée, je reprends mon souffle. J’ai l’palpitant qui s’excite comme celui d’une pucelle avant son grand rendez-vous. Quelque part, ça m’fait plaisir d’Le revoir. Et en même temps, j’sais bien que s’Il est de retour, c’est qu’c’est vraiment la fin. J’pousse la porte, et une voix profonde issue d’un autre monde m’accueille :

« Salut Scotty… »

Putain, ça non plus ça n’a pas changé… J’m’appelle Scott, bordel.