L’heure était à la caresse de la caisse claire. Cette petite salope frissonnait sous le plumeau du maestro, ça donnait tout son charme au rythme langoureux qu’imprimait la contrebasse. Pas loin, un homme doigtait agilement un saxophone qu’il balançait d’avant en arrière comme s’il nous baisait tous de sa musique. La chaleur du bar me donna un coup d’chaud. À moins qu’ça soit ma prise de conscience soudaine : le jazz pouvait être sacrément sensuel… Putain, j’avais plus tiré ma crampe depuis trop longtemps, m’voilà en train d’bander devant un instrument d’musique en forme de serpent.

On nous regarde, et j’sens Jimmy se gêner d’avance pour avoir autant l’air d’un apprenti flic. Quant à moi, qu’est-ce que j’pouvais faire ? J’portais un complet, un feutre large, et j’avais la trogne du privé aigri en attente de l’enquête de sa vie. Ça clignotait sur nos gueules qu’on n’était pas des habitués, mais la populace, loin d’se choquer pour si peu, nous accueillit par une foule de regards entendus, et deux verres bien remplis.

Le comptoir était à l’entrée, derrière, t’avais les chaises hautes sur des tonneaux brossés impecc’, et des gens bien habillés tournés vers la scène. Tu payais, tu t’installais, t’en prenais plein les écoutilles. C’était comme ça qu’était découpée la zone, et ça tranchait clairement avec mes bars habituels où le rock crading se jouait juché sur une chaise à trois-pieds, pendant que toi tu t’tenais à l’immense bar Irlandais en espérant finir ta septième pinte avant d’vaciller. Dans ce « Cercle des rappeurs disparus », on t’servait du whisky dans de beaux verres ciselés, du très bon bordeaux après t’avoir montré l’étiquette en t’faisant croire qu’t’y connaissais quelque chose, et t’allais déguster… Déguster ! ton verre en écoutant des gens slamer, ou des bassistes slaper des morceaux d’vie. Mais on n’était pas là pour s’payer une tranche de poésie pleine de propositions graveleuses à la police. On était en train d’enquêter, bordel… Certes, cela ne m’empêcha pas de siffler le verre qui m’était présenté, obligeant la jolie dame à ouvrir la bouche sous le choc. Eh ouais, cocotte, j’suis un homme.

« Bonjour, heu… Est-ce qu’on pourrait avoir le programme des soirées de la semaine, ou du mois… ? Enfin, si vous avez, bien entendu. Si non, ce n’est pas grave. Merci d’ailleurs pour le verre, c’est très aimable. Heu… Il faut le payer, n’est-ce pas… ? »

Je regardais Jimmy rougir et balbutier devant la barmaid, et j’jetais de temps en temps un œil à la donzelle qui semblait pas particulièrement impressionnée. Peut-être touchée par son côté gauche ? Allez savoir, j’avais pas l’temps avec ces conneries. Je posai sur la table un bout de papier où j’avais griffonné rapidement quelques vers, et le poussai vers la brune qui semblait habituée à voir des cassos dans mon genre. Habituée, donc pas stressée pour deux sous à l’idée que des keufs entrent comme ça dans son coin et l’interrogent l’air de rien. Elle attrapa le morceau entre ses doigts manucurés et lu rapidement, avant de m’offrir un rictus particulièrement moqueur :

« C’est pas mal, Inspecteur… Pour un tweet balancé fièrement à 4h du mat’. Pas pour le Cercle.

— C’est Lieutenant. Z’avez jamais entendu cette association de mots, ici ? Pas même une fois ?

— Les mots sont souvent associés dans le coin, c’est même toute l’entreprise, si vous voulez tout savoir. Je n’crois pas qu’il y a de quoi se ramener façon Roger Rabbit avec votre bleu, et nous faire l’enquête du siècle pour trois vers mal goupillés.

— Côté goupille, j’ai bien compris qu’c’était d’la dynamite que j’avais en face poupée, mais j’suis pas non plus l’genre de mec à craquer pour ça. Est-ce que oui, ou non t’as entendu ce mot polluer l’slam d’un de tes écorchés ? »

Les grands yeux verts de Lucie – comme je l’apprendrai plus tard – s’étrécirent au mot « poupée », j’savais qu’ce genre de propos gras et sexistes allaient la faire décoller, et le scud n’rata pas sa cible. Plaçant ses deux mains de part et d’autre de son comptoir, se levant sur ses talons que je devinais hauts, Lucie posa son imposante poitrine sur le bois lustré, et me répliqua d’une voix vibrante de colère :

« Aucune plaque te donnera l’droit m’appeler, poupée ? C’est clair, Lieutenant ? Maintenant buvez, et tirez-vous.

— Et pour les programmes ? tentai-je non sans apprécier le rebondis des seins de Lucie sur son comptoir.

— Les habitués les connaissent. »

Jimmy se balançait d’un pied à l’autre en fixant ostensiblement les yeux de Lucie. Je le soupçonnais même d’être en train de se répéter de ne surtout pas mater ses seins. Mais l’gosse aussi semblait sentir que la Lucie nous baladait un peu. Il prit son verre ambré, et me le refila, en la toisant, puis nous nous installâmes sur l’un de ces perchoirs à bourgeois pour écouter un peu la musique. Yavait trois cahuètes sur notre tonneau, et j’regardais Jimmy les engloutir avec entrain. Le pauvre n’avait rien bouffé depuis qu’il avait dégueulé devant les restes de Denisov le matin… Et à seize heures passées, j’pouvais bien comprendre qu’il crevait la dalle. Pourquoi il s’était pas acheté un truc en allant chercher mon café, ce con ?

« Chef ?

— Ouais ?

— Vous pensez à quoi ?

— Aux tétons d’la dame, lui mentis-je en le faisant rougir.

— Non, sérieusement, Lieut’nant. Je crois qu’on a fait chou blanc, j’vous avais dit que c’était vraiment chelou cette histoire de hacker fan de jazz. »

Le groupe continuait sa petite ode au sexe tantrique, et je dodelinais du chef en rythme, en réfléchissant. La faim n’aidait pas l’gamin à réfléchir, trop englué dans ses stéréotypes. Et je l’entendais d’une oreille me débiter la longue liste des raisons stupides de le croire. Au bout d’un moment, peut-être précisément quand mon second verre ne jutait plus que des glaçons fondus, je l’interrompis en lui tendant mon papier, avec un billet bien coloré :

« Va m’chercher un autre verre, et vois avec la demoiselle si tu peux grailler un truc. Garde les mots en tête et écoute bien ce qu’elle va te raconter. On sait jamais.

— Mais chef, il n’est que…

— Jimmy, le coupais-je en posant enfin mon feutre sur le tonneau, t’es mon Cadet, pas ma mère. Fais ton taff. »

Il obtempéra, non sans un regard lourd de considération. Ouais, j’étais un soûlard, mais j’étais aussi son supérieur hiérarchique… Alors, il se leva et rapporta gentiment nos verres à la Lucie aux gros tétons. Un jour, faudrait que lui explique comment ne pas passer pour un con, en étant trop serviable. Je braquai mon regard sur le batteur qui semblait communier avec je ne sais quel dieu très ancien, quand une femme prit place à mes côtés, sans me d’mander si mon copain n’allait pas revenir. Elle dégageait un drôle de mélange d’encens bois d’santal et de cire d’abeille. L’odeur d’une putain d’hippie, ce qui tranchait avec sa dégaine d’évadée de cimetière à moitié en vie. À mon grand étonnement, elle posa sur mon tonneau une grosse chope de bière et je sentis une pointe de jalousie me piquer le cœur, tandis que je matai ma main qui ne se refermait sur aucun verre.

« Elle va l’bouffer. »

Ni bonjour, ni merde. Mon inconnue se vautre à la place de mon partenaire, et la voilà en train d’l’insulter. J’arquai un sourcil d’incompréhension. D’abord, c’est moi qui m’moque de Jimmy !

« Lucie, la patronne, m’expliqua-t-elle en ayant deviné. Elle va le bouffer ton collègue. L’envoyer au casse-pipe est la pire idée.

— … La meilleure chose qui lui arriverait serait justement une…

— Je suis sérieuse, Lieutenant. »

Nous avait-elle entendu parler au comptoir ? Avec grande peine, je m’empêchai de tourner la tête dans sa direction, me concentrant sur la baguette droite du batteur qui fouettait à présent sa caisse claire, en la faisant ronronner d’plaisir.

« Le mec que vous cherchez n’est pas ici. Il n’a plus l’droit d’rime. »

Garce ! Qui qu’ça soit, elle avait tant la mise en scène dans l’sang que j’la gratifiai de mon premier regard – que j’espérais tout sauf étonné, ou pire : intéressé… La nouvelle me darda d’une œillade ambrée tellement suintant de malice, que j’me sentis pour la première fois depuis longtemps aussi con qu’mon cadet.

« T’es qui, bordel, pour m’manquer d’respect comme ça ?

— T’as pas une clope ? »

Mon orgueil de mâle eut envie d’lui dire d’aller s’faire mettre, pourquoi pas avec mon concours, mais mon instinct de flic prit le pas et j’acquiesçai en vissant sagement mon feutre sur la tête avant d’lever mon cul. Quand nous passâmes près du comptoir, je tentais de ne pas observer à la dérobée Jimmy et la gardienne des lieux. Même si j’crevais d’envie d’lui dire que j’étais toujours en attente de mon foutu Whisky !

C’est la nuit qui nous cueillit dehors, et j’compris qu’l’été s’était barré en vacances bien avant qu’on lui donne la permission. Aux premières bouffées d’air qui n’étaient ni polluées par la sueur, ni par l’alcool, j’attrapai mon paquet d’clopes pour m’en coller une dans l’bec, comme un malade qui retrouve son respirateur artificiel. Ma collègue croque-mort grimaça, et j’me souvins alors de sa demande. Voulant marquer l’impolitesse jusqu’au bout, j’attendis qu’elle craque et reformule. J’avais la nicotine, j’avais l’pouvoir…

« Si t’espères des infos sur ton gars, j’te conseille de me filer une cig’.

— J’ai compris ! Ton nom, avant ça. » Lui dis-je en tendant une baguette goudronnée entre deux doigts.

Elle ne daigna pas répondre, et avança une bouche trop pulpeuse pour le bien d’mon couple, et d’une langue diablement agile, tourna le cul d’la clope de telle manière qu’elle pouvait la coincer entre ses incisives. Elle le fit en me dardant d’son regard ambré, et l’image du saxophone s’imposa à moi. Elle m’allumait, j’décidai d’en faire de même et sortis mon briquet pour foutre le feu à son bout, en m’demandant, penaud, à quel moment j’avais perdu l’contrôle du mien.

Nous échangeâmes quelques volutes de fumée, mes vapeurs se mélangeant aux siennes dans un ballet éminemment intime, et j’appréciais pour c’qu’il était cet unique moment de partage du mois avec un femme. Putain ! Fallait vraiment qu’j’arrête de sécher les séances de psy avec Morgane…

« Claire. Je m’appelle Claire. »

Claire… Mon obscure inconnue ne l’était plus, mais connaître son nom ne lui enleva nullement son charme. À la lueur du réverbère tremblotant, je l’observai, savourant ce fragment de scène cinématographique… Dommage que Claire ne soit pas glissée dans une robe fourreau, et qu’elle ne cache pas dans ses bas un petit…

« Tu peux arrêter d’me reluquer comme ça ? T’es en service, il me semble.

— Et alors ? Boire est aussi interdit, et j’m’en prive pas, Claire.

— Sauf que boire ne me donne pas envie d’te faire repasser la porte sans l’ouvrir.

— … Il t’arriverait quoi si tu posais la main sur un keuf, tu penses, Claire ?

— Tu n’es pas ce genre de mec, Lieut’nant Webster. »

Sa voix n’avait pas tremblé, ni sa main lorsqu’elle retira la cigarette de cette bouche vermillon parfaite. C’était un fait, et elle le connaissait.

« Et si tu m’disais tout c’que tu crois savoir, au juste, Claire ?

— Mon prénom te plaît, on dirait.

— C’est tout c’que tu m’as donné jusqu’ici, je le chéris donc. »

Arrête ton baratin, Scott. Putain, t’as vu ta trogne ? T’as vu la sienne ? La donzelle a bien dix ans de moins que toi, et tu lui sors un numéro de charme comme si ton flingue avait une quelconque chance de tirer un coup…

« Tu veux des infos, ou mon cul, Webster ?

— Des infos, cocotte. Ça me sera bien plus utile. » Répondis-je en la voyant grimacer. Ah ! Elle encaisse mal… L’orgueil des femmes n’a d’égal que celui des hommes décidément !

« Vous recherchez un type qui se fait appeler Hannya.

— … C’est nippon comme nom, ça, hein ?

— Tout juste. C’est le terme désigné pour le démon vengeur. Et votre hacker aime porter un de ces masques en se baladant.

— Attends, tu l’as déjà vu, ce Hannya ?

— Pas son visage, si c’est ta question. En revanche, je l’ai entendu un soir de battle.

— Ce ramassis d’bourgeois fait des rap-battle ? Sans déconner !

— Ca arrive. Ils font aussi ce qu’ils appellent le « duel de Proust », mais c’est moins…

Hannya, recentrai-je brutalement.

— Ouais. Il a fait une rap-battle. On entendait pas bien avec son masque, tu vois… ? Et puis il balbutiait, il hésitait. Les mots étaient bons, une bonne façon d’les mixer, mais… En face… Ah ! En face, il y avait Rolland. »

A son air un peu rêveur, j’compris qu’le Rolland maniait pas que les mots. Je donnai une claque à ma clope pour l’envoyer valser contre le manche du réverbère, qui s’éteignit, comme vexé, et fourrai les mains dans les poches, à la recherche d’mon paquet pour en reprendre une.

« Et alors ? Le rapport avec mon démon ?

— Bah… Le type s’est fait rétamer, et… Enfin, t’as vu la populace du coin, non ? Ce ne sont pas les gens les plus aimables, ni tolérants… Ils…

— Se sont foutus d’sa gueule, et ça se serait mal terminé ? »

Claire leva légèrement un sourcil ironique, étirant sa bouche en coin. J’appris que la petite avait une appétence certaine pour le malheur des autres.

« C’était le moment le plus intéressant d’la soirée, tu veux dire ! » Me répondit-elle.

C’est bel et bien une salope, ma Claire…

A suivre…