Son grand-père le presse. Ils vont être en retard pour le début de la partie. Guillaume rassure son papi d’un air légèrement boudeur. S’il avait compris avec le temps que la pétanque était une affaire sacrée, papi pouvait bien comprendre que ce qu’il avait à faire dans la salle de bain l’était tout autant. Après, tout, n’était-ce pas son sympathique vieux qui lui avait ouvert ce champ des possibles ? Guillaume sait que ce n’était pas bien de prendre aux gens sans leur demander l’autorisation, mais papi avait dit l’autre jour qu’il pourrait toujours compter sur lui pour ce genre d’histoires. Alors, dressé sur la pointe des pieds, accroché au lavabo de marbre rose, Guillaume tire le cou pour observer sa frange sous tous les angles. Il boucle légèrement avec la sueur et ça l’agace de voir sa mèche ne pas onduler comme il faut. Papi lui avait montré de vieux films noirs, ceux avec les hommes au chapeau, la gomina et les femmes plantureuses qui cachent toujours un mini-revolver dans leur jarretelle. Les femmes plaisaient à papi, la gomina plaisait à Guillaume. Malgré un front dégarni et quelques longs cheveux barrant savamment son crâne, papi continue d’acheter de la cire qui sent les pins, et l’enfant sait précisément où il la range. Le petit garçon ouvre un des tiroirs, dans le côté qui est à son grand-père, et en extirpe une boîte circulaire en métal. C’est toujours terrible pour l’ouvrir, il a déjà vu son grand-père faire, mais il peste et s’esquinte les doigts sur les rebords affreusement coupants. L’emballage n’est pas homologué, comme dirait son père… !

«Bon, tu te dépêche-oh ! On va vraiment rater la première et ça va me décaler tout mon score !

_ Oui, oui, papi, j’arrive tout de suite !»

Ah, enfin ! Le couvercle pivote et il peut accéder à la petite pâte qui ressemble à de la graisse de coiffeur. Peut-être que c’en est ? Deux doigts plongés généreusement dedans tracent un sillon qu’il tente de lisser au possible, qu’on ne détecte pas le larcin. Puis, Guillaume fait chauffer la pâte dans la paume de sa main et il l’applique en houppette sur sa mèche. Il a déjà vu des acteurs faire ce geste particulier, et il tente maladroitement de le reproduire. Voilà, il a une belle boucle désormais. Une seule. Une grosse. Mais elle est parfaite. Le garçon range la cire à sa place et tente de se redresser sur ses pieds pour arriver à atteindre l’une des étagères murales qui expose la bouteille d’eau de Cologne. Elle est en cristal ciselé, avec un gros cabochon rond, si gros qu’on pourrait y lire l’avenir dedans. Papi en met tous les jours de la Cologne. Après son rasage, il en jette sur ses mains et se donne des claques vigoureuses. Guillaume prend donc le flacon avec précaution, il est surpris par son poids, puis le pose sur le rebord de marbre et le débouchonne. Une forte odeur d’alcool et de vert le prend aux narines. Cela lui tourne un peu la tête et lui tire un franc sourire. Papi a raison quand il dit que ça fait tourner celle des filles. Il penche la bouteille et tente d’en renverser le moins possible. Malheureusement, ça éclabousse partout, ça coule dans le lavabo. C’est cuit, mamie saura ce qu’il a fait dès qu’elle rentrera dans la salle de bain pour laver ses vieilles mains. Tant pis, Guillaume n’a plus le temps de faire attention, il se donne, lui aussi, des claques. Peut-être même aussi fortes que celles qu’il prendra sur le cul quand ses grands-parents comprendront ce qu’il a fait. Il s’en met, de la Cologne, et pas qu’un peu ! Il est un peu étourdi par les vapeurs, et c’est un miracle qu’il parvienne à remettre la bouteille en place. Là-dessus, comme tous les enfants s’imaginant malins, il projette du savon de Marseille un peu partout sur le lavabo et les rebords, et passe un léger coup d’éponge qu’il ne prend même pas la peine de nettoyer ensuite. Ça devrait masquer l’odeur, pense-t-il.

Quand enfin il sort, son grand-père hausse ses épais sourcils si hauts qu’ils en pourraient devenir de nouveaux cheveux.

« Qu’est-ce qu’il y a papi ? lui demande innocemment Guillaume en lissant son t-shirt Avengers.

— Rien, rien. » Répond son vieux avec un sourire goguenard.

Ils avancent vers l’entrée, mamie leur dit de ne pas traîner au retour car elle a prévu de la pizza, et cette raison suffit à s’attacher l’obéissance des deux hommes. Mais une fois qu’il quitte la fraîcheur de la petite maison de campagne, le grand-père ricane et ajoute :

« Rien, si ce n’est que tu t’es mis tout beau, eh…

— Je ne vois pas de quoi tu parles, papi, j’ai fait ma toilette comme mamie l’exige.

— Ouais, ouais, tu es bien coquet dis-moi ! J’espère pour toi que mes affaires sont en ordre et que la partie n’a pas commencé. »

Guillaume serre instinctivement les fesses, comme pour éviter une fessée imaginaire, mais ne dit rien. Il sait qu’il a mis un sacré boxon dans la salle de bain et que le niveau de la Cologne a bien baissé après son passage. Mais tant pis, il assumera la punition pourvu que…

Ils longent le jardin cramé par le soleil et passent derrière la maison de Mme Micot, une vieille un peu zinzin qui blague toujours trop longtemps aux yeux de mamie, au point tel qu’ils arrivent à midi chez le boucher et doivent toujours se presser pour les commissions. Une fois sur le sentier, papi ralentit un petit peu. Guillaume sait qu’il aime prendre son temps au milieu des champs, à la liaison même des courants d’air qui charrient l’odeur des cyprès et de la brousse brûlée par l’été. Le petit en profite pour passer sa main dans les herbes hautes pour refermer la paume sur les tiges en remontant vivement. « tic tic tic » font ces drôles de petits escargots blancs qui s’agglutinent partout sur les grillages et les pousses de blé. Ça doit être long pour eux de grimper jusqu’à parfois un mètre. C’est bête, mais Guillaume adore la sensation de les décrocher. Entre deux maisons, le sentier redevient du bitume, ils arrivent au centre du village et papi jette un oeil agacé au bar où il voit toujours les mêmes avachis sur la terrasse en train de boire quelques bières. Ce sont ses copains, mais papi ne peut pas s’empêcher de les critiquer. Avec le temps, Guillaume comprendra qu’il envie ces gars qui s’offrent parfois des journées à ne rien faire. Mais pour l’heure, son grand-père a une de ses activités favorites en tête. Ils contournent l’église et finisse près de la salle communale, là où un grand terrain de sable tassé s’étend sur une longueur telle que le soleil qui s’y reflète aveugle tout le monde. Il fait une chaleur de tous les diables sur ce morceau blanc et pourtant, tous les vieux s’y pressent pratiquement chaque jour en été. Avec une casquette, un petit chapeau ou bien un vieux béret, les vieux se cassent le dos et se rougissent les épaules pour lancer de grosses boules de métal qui deviendront brûlantes quelques minutes après avoir été sorties de leur étuis. Mais tous ces désagréments ne dérangent plus trop Guillaume. Pour commencer, quand papi va à la pétanque, il lui paie toujours un coca et une glace, et puis… Et puis il faut dire qu’il n’est plus vraiment le seul à accompagner son grand-père depuis quelques jours…

Cela fait maintenant une semaine qu’Anissa s’assoit à côté de lui en mangeant sa glace. Son grand-père à elle prend place sur un banc tordu, avec d’autres vieux qui le sont tout aussi. Il a une bonne allure, se dit Guillaume à chaque fois, avec sa grande veste en tweed, son couvre-chef et sa canne qu’il serre fort de ses deux mains. Mais ce n’est pas le grand-père qui a le plus retenu son attention, non. Avec ses grands yeux bleus lumineux et son épaisse chevelure bouclée, Anissa le transforme pire que s’il était un crapaud. D’abord il bafouille, souvent il dit des bêtises, et parfois il en fait. Mais Anissa ne le juge pas, elle le trouve au contraire très drôle. Elle le lui avait dit, la fois où il s’était mis sa glace sur le nez en cherchant à manger et à la regarder en même temps. Elle avait alors ri. Et il avait semblé à Guillaume que plus aucun autre son ne pourrait le charmer.

Quand ils arrivent au terrain, les copains de papi s’exclament bruyamment et l’accueillent en lui tapant dans le dos. Des boules sont déjà lancées sur le sable, mais un rapide coup d’oeil permet de rassurer Guillaume, aucun point n’a été noté : tout ça n’est que pour du beurre. Papi se tourne alors vers lui et lui glisse un billet plus gros que d’ordinaire :

« Tu te souviens de ce qu’a fait John, l’autre soir, dans L’ivresse de Chicago ?

— Il a conduit Maria au restaurant, c’est ça ?

— Exactement ! »

Sur ce semblant d’explication que Guillaume trouve au contraire très cryptique, son grand-père lui fait un clin d’oeil et lui tourne le dos. Le garçon met quelques instants à fixer le terrain, cherchant à se souvenir de ce qu’il se passait encore après dans le film, avant d’écarquiller des yeux. Il se retourne alors pour filer à la buvette et commande illico la glace préférée d’Anissa.

« En deux boules, s’il vous plaît ! Avec de la chantilly et des petits picots de sucre, aussi !

— Eh bien… ! Tu es bien gourmand, aujourd’hui ! Tu es sûr que tu as le droit ? lui demande le marchand d’un air inquisiteur.

— Bavi-eh, lui répond Guillaume d’un ton très enfantin. Sinon, papi ne m’aurait pas donné ce gros billet ! »

Le marchand semble peser le pour et le contre et, voyant que l’enfant lui commande une seconde glace identique à ses habitudes, comprend alors toute l’affaire. Lui aussi lui donne du clin d’oeil lorsqu’il lui tend sa commande, et lui souhaite bonne chance. Guillaume ne comprend pas bien de quoi le glacier veut parler, mais il a plus important en tête.

Il se retourne et file le plus prudemment possible en direction du petit banc où il s’assoit chaque jour avec Anissa. Mais il ralentit la course en voyant qu’elle n’y est pas. Son cœur ratte un battement, et il sent son nez piquer tandis qu’un chagrin monte sourdement. Il avise rapidement le banc des vieux aux cannes, mais il ne trouve pas le grand-père non plus. Une goutte de glace roule et dégouline sur sa main, elles sont en train de fondre, et il se sent soudain abattu. Il se laisse tomber sur les fesses et mord, dépité, dans sa glace à la vanille qui lui vrille le cerveau. Sous la chaleur du soleil, la Cologne empeste, il a l’impression de transpirer tout ce qu’il a renversé dans la salle de bain. Sa mèche gominée s’affaisse, et il sent une goutte de graisse couler le long de son front pour se figer dans son sourcil droit. Il frissonne de dégoût et de désespoir. Anissa et son grand-père ont dû repartir. Ils ne devaient être que de passage au village. Des vacanciers qui vont et qui viennent, charriant des amis éphémères dont il oublie les noms à la rentrée venue. D’ordinaire, cela ne touche pas Guillaume. Pas même quand Florian et lui avaient passé un été inoubliable à la piscine et à jouer avec des anneaux. Mais, là, assis misérablement sur son banc, ses deux mains disparaissant sous la glace et la chantilly fondues, Guillaume renifle malgré la canicule.

C’est peut-être ça, de grandir ? On apprend à s’attacher aux gens, et après ils nous manquent ? C’est pour ça que papi aime tant aller à la pétanque ? Pace que ce sont ses amis qui lui manquent et pas les boules ?

Guillaume observe le terrain d’un air songeur. Les hommes sont penchés et concentrés, certains rigolent et parient du vent que ça va rater. L’un d’eux semble en mauvaise posture, il rit à s’en étouffer, tandis qu’il tient maladroitement en équilibre sur sa canne. Le petit écarquille les yeux en reconnaissant soudain le grand-père d’Anissa. Son cœur bondit dans sa poitrine et il se redresse bien vite, ses deux cônes poisseux serrés forts dans ses paumes.

« Qu’est-ce que tu fais avec de la glace plein les mains ? »

Guillaume tressaille et se retourne pour croiser le regard surpris d’Anissa. Il ouvre la bouche et se sent ridicule. Il bredouille, sa gorge est sèche, il se maudit.

« Viens, on va aller laver ça au robinet. »

Il la suit docilement, alors que ses jambes en coton le porte jusqu’au mur avec un sourire presque béat. L’image fugace du ravi de la crèche de sa grand-mère traverse son esprit et il sait qu’il a l’air d’un imbécile. Mais d’un imbécile heureux : elle n’est pas encore repartie.

Anissa ouvre le robinet et l’aide à laver ses mains sans rien dire. Leurs petites têtes sont l’une à côté de l’autre et une de ses boucles frôle la joue du garçon qui ferme les yeux de bonheur.

« Tu sens fort, lui dit-elle après un long moment.

— Je… tu n’aimes pas ?

— Tu sens comme mon papi. En beaucoup plus fort. »

Elle le regarde avec un léger sourire perspicace et Guillaume baisse les yeux en rougissant.

« Tu t’es renversé quoi sur les cheveux ?

— … »

A présent, il se sent ridicule, il voudrait partir. Mais Anissa tient toujours ses mains dans les siennes, alors qu’elle a refermé le robinet.

« Je… je voulais… je voulais me faire beau. »

Un éclair de compréhension passe dans les yeux de la petite fille et elle serre tendrement les mains du garçon en lui répondant :

« Tu sais, les autres jours je te trouve très beau. »

Quand il était petit, Guillaume s’asseyait dans le jardin de son grand-père lorsque les herbes et les fleurs étaient hautes. Des centaines de papillons venaient butiner çà et là dans un magnifique ballet de couleurs. Cette simple phrase lui donne l’impression que le jardin s’est niché dans son ventre et qu’à présent les papillons chatouillent ses entrailles. Il sourit à son tour.

« Et… et aujourd’hui ?

— Aujourd’hui, pouffe-t-elle. Tu sens comme mon papi quand ses mains ont trop tremblé à la toilette. »

Il rigole nerveusement, et acquiesce.

« C’est que… j’ai fait tomber la bouteille de mon grand-père, alors…

— C’est pas grave, ça ne m’a jamais empêché de lui faire des bisous. »

Guillaume n’a pas le temps de comprendre ce qu’elle vient de lui dire qu’il sent une chaleur toute douce se répandre sur sa joue. Il ferme les yeux de plaisir et glousse.

Finalement, son grand-père n’a pas toujours raison : les femmes se moquent bien de la gomina et de tout le reste.