1742, Nassau.
Une mer d’huile reflète l’éclat nacré de la pleine lune. Une brise légère apporte une forte odeur iodée qui se mélange à celle de la sueur, des épices et du Rhum. Les baraques de pêcheurs craquent sinistrement, et à leurs pieds, à même le sable humide, des hommes gisent, cuvant la chopine de trop. Les ruelles étroites et irrégulières sont pratiquement désertées à l’exception du port où des femmes se déhanchent et gloussent des promesses triviales à destination des marins. La grande rade est clairsemée de navires mouillants aux pontons garnis de bigorneaux. Les cabines, les habitations et les cabanes de fortune sont plongées dans l’obscurité la plus totale.
L’immense ville pirate de Nassau se dresse dans la crique en projetant des ombres lugubres sur la surface de l’eau. Le roulement des vagues se répercute dans la baie en un long râle d’agonie, léchant la coque des bateaux fantômes. Au centre de cette gravure funeste subsiste une lumière tremblotante, filtrée par d’épais carreaux crasseux. Branlant et miteux, le Repos de Neptune s’étale sur un amoncellement improbable de planches, cordages divers et voiles déchirées. Les restes d’une canonnière portugaise échouée sur la plage servent aujourd’hui d’antre de jeux, de taverne pour soûlards et de théâtre pour danseuses peu farouches. La cabine du capitaine y fait office de cuisines où l’on a percé une cheminée d’où s’élève continuellement une fumée épaisse. Le pont a été éventré pour ouvrir directement sur la cale, reconvertie en une vaste salle meublée de tonneaux en guise de tables et de tabourets à trois pieds.
Des rires et des chants fusent de toutes parts. Quelques bruits d’instruments et de raclements de chaises ponctuent cet intrigant tapage. Une fois passé le porche, la chaleur des corps et du lieu vous brûlent le visage et les relents de transpiration mêlés au tabac froid et à l’acidité de la bière irritent les narines. Ce soir, l’ambiance est tout particulièrement festive. L’équipage du SeaFast a coulé un Man’o’war de la marine anglaise. Ce soir, les pirates boivent et chantent une nuit de liberté supplémentaire arrachée au fil du sabre. Chaque mois, leur nombre s’amenuise et nuit après nuit, la taverne se vide un peu plus, laissant les vieux loups de mer s’aigrir. Alors ils se saoulent, ils chantent et ils baisent la putain en se remémorant dans le vin la belle époque. Et, comme c’est le cas ce soir, si un navire fait preuve d’héroïsme, on le porte aux nues jusqu’au matin où chacun se réveillera avec une terrible gueule de bois, le ventre toujours vide et la peur grandissante de la corde. Mais pas maintenant. Là, au milieu de la taverne, on ouvre une nouvelle bouteille de Rhum et on s’esclaffe bruyamment. La jolie Roselyn pousse la chansonnette tandis qu’un gars l’accompagne au violon. À une table, deux montagnes s’affrontent sur une partie de dés qu’ils savent pipés et à une autre, on voit un très sérieux jeu de dames se disputer où l’on mise la vertu d’une jeune demoiselle rougissante.
Autour d’un énorme fût de chêne se regroupent quatre hommes. L’Vieux Billy nettoie ses lunettes dans un chiffon sale, Kidd Fortune mâche nonchalamment une feuille de coca tandis que Calvin Jones leur ressert à boire, une délicieuse rousse drapée dans de la mousseline sur les genoux. Adossé contre une des poutres principales de la bâtisse, le bicorne en biais, le Capitaine Robert Chest sourit, tirant de longues bouffées sur sa pipe en ivoire. Voilà deux heures que ces hommes s’affrontent au cours d’une partie de Menteur et le pauvre Kidd, dont les joues écarlates témoignent de son succès, tente une nouvelle fois de gagner la manche :
« J’ai d’jà passé l’harpon sur l’travers d’un grand blanc ! Se vante-t-il avec délice.
– T’mens ! T’fais qu’ça, salopard ! Réplique avec véhémence Calvin en faisant sursauter la donzelle de ses genoux. Comment t’aurais pu l’avoir l’vicieux alors qu’il nage dans les eaux de Kingston ? L’SeaFast mouille jamais au Sud, alors comment qu’t’aurais pu ?
– J’ai été moussaillon sur un p’tit schooner avant ! Et même que j’ai navigué sur la moitié d’cette mer !
– Ha ! Ha ! T’es qu’un raconteur d’plus ! T’as jamais rien harponné, pas même la p’tite Christina. Aller ! Bois gamin ! C’t’à moi d’jouer !
Calvin se racle la gorge et passe sa main sur la hanche de la catin assise sur lui.
« Moi, bien avant d’être l’Quartier Maître, j’étais gouverneur de l’Istra Providencia !
– Et ça ?! C’pas d’la fable que tu nous chantes p’têt’ ? Ricane Kidd en crachant. Gouverneur d’mon cul ouais ! T’es un pirate comme nous autres et pis c’est tout !
– Ah ouais ? AH OUAIS ?! Et ça, c’est une croix d’ton cul aussi ça ? Répond Calvin en exhibant une croix de fer épinglée sur son poitrail.
– Ça s’pourrait qu’tu l’aies volé à un cadavre de gouverneur. P’têt même qu’il était juste ivre mort l’bougre quand tu lui as pris !
– S’pourrait bien aussi qu’j’récupère un autre trophée sur l’tiens ! Beugle à présent Calvin.
– Vas-y ! Tire donc ton sabre ! J’te chante mon pistolet s’tu l’oses ! »
À ces mots, Calvin repousse violemment la jeune femme qui trébuche sur une table voisine dans un cri strident. Le pirate se dresse sur les jambes, une main sur la garde de l’un de ses sabres, l’autre tenant une bouteille vide par le goulot. Kidd Fortune plisse des yeux et se saisit de la poignée de son pistolet, prêt à dégainer. Les deux hommes se regardent en chiens de faïence, se jaugeant avidement. Le plus jeune titube sous l’effet de l’alcool tandis que son aîné scrute ses moindres faits et gestes, attendant le faux-pas. Autour d’eux, la musique et les jeux se sont soudainement arrêtés. Le violoniste cache précipitamment son instrument pour le protéger et les deux malabars qui disputaient une partie de dés, hésitent sur la conduite à tenir. Tout le monde attend l’affrontement qui déclenchera une nouvelle rixe générale. Certains chuchotent dans un coin, prennent des notes et empochent quelques paris.
« T’vas regretter d’me traiter d’bluffeur, personne ne traite Kidd Fortune ! Crie à présent, le gosse d’une voix mal maîtrisée. J’vais t’faire bouffer ta croix d’gouverneur moi ! »
Calvin fracasse la bouteille sur la table qui éclate sous l’impact, ne laissant qu’une arme au tranchant effilé.
« Aller, viens, p’tit gars ! T’vas voir pourquoi c’moi l’Quartier-Maître ! Lui lance le vieux marin avec un rictus goguenard. »
Kidd recule en vacillant sans pour autant se laisser impressionner. Il se saisit de la poignée de son pistolet pour le dégainer lorsque qu’un bruit sec les interrompt. Le Capitaine Robert Chest tape une nouvelle fois sa pipe sur la table pour la vider et les deux hommes se raidissent.
La salle se fait plus silencieuse encore et l’Vieux Billy esquisse un sourire amusé en rajustant ses lunettes sur son nez. Le visage dissimulé par l’ombre de son bicorne, Robert n’accorde pas un seul regard aux deux hommes et se contente de fourrer du tabac frais dans sa pipe avant de se gratter la barbe mal taillée qui orne son cou massif. On entend un toussotement dans l’arrière-salle. Roselyn regarde alternativement Calvin, Kidd et Robert avec appréhension. Le jeune matelot se dandine un pied sur l’autre, d’un air gêné tandis que son supérieur, lui, repose la bouteille et se rassoit en bougonnant. Robert embrase une allumette avec la flamme d’une bougie puis allume sa pipe en tirant plusieurs petites bouffées.
« Calme-toi l’Kidd, finit-il par ordonner d’une voix profonde et rocailleuse. Calvin était bien gouverneur pour Sa Majesté avant que j’le prenne à mon bord. T’as encore perdu, c’est ainsi. Bois et ferme-la avant de t’faire plomber. »
L’enfant ouvre la bouche pour protester, mais Robert relève alors la tête, croisant le regard de son jeune gabier qui s’installe rapidement sur son tabouret avant de plonger son nez dans sa chope en rougissant. Personne n’ose encore parler. Calvin tire par le bras la prostituée qui était sur ses genoux pour la replacer et les conversations reprennent comme si de rien n’était. Tandis que la musique redémarre, Robert décide de reprendre les rênes du jeu :
« J’ai sur moi la carte avec l’emplacement de l’épave du Queen Anne’s Revenge, Commençat-il en scrutant des yeux ses comparses. Et même que c’est une sirène qui m’la donnée.
– Ça, c’est un mensonge, Robert. Pouffe de rire l’Vieux Billy. La sirène ET la carte. Le Thatch n’aurait jamais laissé un homme avec cette information en vie, tu parles !
– Tu m’as démasqué ! Répond Robert en vidant d’une traite son verre. N’empêche, ça aurait été rudement bien de l’avoir ! T’imagines un peu le trésor caché dans ce monstre ?
– Paraît même q’c’pour ça qu’Il l’a fait s’échouer, Ajoute Kidd avec une petite voix.
– Dis plus d’conneries, gamin ! Le rabroue Calvin. Barbe Noire n’aurait jamais volontairement lâché son navire !
– C’pas moi qui l’dis ! C’est les autres ! Même qu’ils disent qu’il allait prendre l’pardon royal ! Poursuit néanmoins le jeune.
– Assez Kidd ! J’veux bien que tu sois mauvais joueur, mais j’te laisserai pas salir un vrai pirate nom de Dieu ! Ajoute Calvin de mauvaise humeur.
– A TOI BILLY. Intervient d’une voix forte le capitaine afin de tuer dans l’œuf ce qui s’annonce comme une nouvelle chamaillerie.
– Moi… Hmm, voyons… L’Vieux Billy reprend ses lunettes et les nettoie à nouveau avant de proposer calmement. Moi, j’ai fait partie de l’équipage du Jackdaw. »
Autour du tonneau, ses trois comparses le regardent incrédules. Le Capitaine Robert Chest plisse les yeux et se redresse, avide. Kidd Fortune et Calvin Jones eux, s’étouffent dans leur verre avant de grogner.
« TU MENS ! Crient-ils d’une même voix.
– Buvez, leur répond calmement l’Vieux Billy avec un sourire alors que Robert le dévisage intensément. »
Les deux hommes s’apprêtent à répliquer lorsque Robert les interrompt d’un geste rapide de la main. Il saisit son propre verre et le porte à ses lèvres.
« Je sais que tu as des preuves, et ça fait longtemps que je les attends. Murmure-t-il d’une voix basse.
– Capitaine, vous n’pouvez pas… Commence Calvin, mais Robert l’interrompt d’un coup de pied sec dans le tibia. »
Autour d’eux, les rares à avoir entendu l’échange arrêtent leurs activités et se pressent pour écouter. Même la putain cesse son dandinement pour prêter l’oreille. L’Vieux Billy pouffe à nouveau de rire avant de s’éclaircir la gorge.
« Eh ben… Si on m’avait dit qu’on m’écouterait si j’racontais ça… J’espère que le Rhum coulera à flot, il y a des histoires qui ne méritent rien de moins !
« À l’époque, j’étais pas l’Vieux Billy, j’étais même pas l’Gros Billy. J’étais juste Bill Dwight. Fils d’un riche propriétaire de plantations à Montserrat. J’avais dix-sept ans, des joues de gosses et déjà une fiancée dans le Nouveau Monde. Je n’avais jamais quitté Bristol. J’y ai grandi, y ai reçu une très bonne éducation par ma mère et des précepteurs. Nous avions de l’argent grâce à mon père et une très bonne situation dans le Monde. Évidemment que j’avais soif d’histoires et d’aventures. Aucun p’tit loup de cet âge n’en a pas. Mais j’étais froussard de nature.
Oh hein, rigolez pas. J’étais jeune, plus jeune que toi en fait, Kidd. Et moi aussi j’avais pas encore mué ni même n’avais l’ombre d’une barbe.
Et ma vie était paisible, réglée comme celle d’un avocat. J’pensais même pas encore aux filles, alors de là à apprendre que j’allais avoir une femme… Mais les traités d’Utrecht ont tout changé. Pour ceux restés en Europe comme pour les corsaires partis depuis des années défendre la cause de l’Empire. Voilà qu’on nous dit que les routes sont sécurisées, que ni le Portugal, ni l’Espagne ne nous font plus barrage et que les Caraïbes s’ouvrent à nous. Puis on m’explique que je dois traverser l’océan pour reprendre les affaires. Moi qui n’ai jamais mis le pied sur un navire. Encore moins un bateau. Non, même pas une barque, Kidd.
La mer, pour moi, c’était une grande folle capricieuse entre la banque paternelle et nous. Et pis encore ! On m’explique qu’il faut que j’épouse là-bas une petite dont j’ignore le nom. Je n’étais même pas certain de son âge. Et au final, je n’ai jamais su si sa gorge valait la traversée…
Enfin ! Je n’avais pas l’choix, les fils à papa écoutent leur papa justement, et m’v’là en train d’embarquer sur le HMS Triton un beau jour de mai 1716. En route pour l’Amérique et ses îles paradisiaques ! La frégate était belle, et paraît même qu’elle était très luxueuse. Mais je n’ai le souvenir que d’un cauchemar en guise de baptême. On mange mal, on dort mal, on a soif, il faut économiser l’eau et on pue. Dieu que la puanteur m’étranglait. Et cette sensation de solitude ! Au milieu de l’océan, coincé avec plus de trois-cent-cinquante hommes qui te regardent de travers à la moindre question, te considèrent comme la plus insignifiante créature montée à bord, vous n’avez pas idée combien on étouffe malgré les bourrasques. Et le roulis des vagues du grand large… Ce roulis incessant qui te ballotte le ventre que tu sois sur le pont à vomir ou dans la cale à pleurer pour retrouver ta mère ! Et puis les jours se succèdent, on croit qu’on s’y fait, et on croit qu’on a toujours été sur ce putain de navire, coincé sur l’infiniment bleu. Mais quand c’est arrivé, quand nous n’étions qu’à quelques milles des côtes, cela faisait deux mois et une dizaine de jours que j’avais embarqué. Deux petits mois qui m’avaient paru être des années, qui ne m’avaient en rien préparé à ce que j’allais vivre.
Oh nous avions eu du grain d’jà. L’genre qui t’donne l’impression que Dieu t’pisse carrément dessus. Ça ouais. Mais pas celui où le Diable lui-même s’en mêle ! Sans dire que c’était une mer d’huile, car on avait déjà un peu de houle, la nuit était calme. Et j’me trouvais sur le pont, à l’arrière, près du capitaine à regarder l’océan. L’Quartier-Maître, Connor Mac Kinley, scrutait l’horizon avec son télescope lorsqu’un des matelots cria qu’une tempête se dirigeait sur nous droit d’vant. J’vis Mac Kinley braquer sa lunette en direction de la proue et grimacer méchamment.
« Capitaine, il dit vrai, et elle s’annonce terrible.
– Combien ?
– Une petite demi-heure tout au plus, Capitaine. Trois-quarts d’heure si nous réduisons.
– Carguez les huniers et les perroquets ! Cria le Capitaine au reste de l’équipage. »
Ils replièrent alors les voiles et le navire réduisit considérablement sa vitesse. Mais les épais nuages violets s’avançaient encore en s’étirant peu à peu sur toute la ligne d’horizon. Je frissonnai, peu enclin à l’idée d’essuyer une nouvelle averse lorsque qu’un éclair zébra l’énorme masse nébuleuse, m’arrachant un cri de fillette.
Les vagues se faisaient plus hautes, comme si la mer nous annonçait qu’elle avait pris la décision de nous engloutir cette nuit-là. Le bâtiment se mit à osciller de plus en plus fort, et le vent fouettait les voiles avec une intensité qui ne cessait de croître. J’agrippai le bastingage avec mes petits bras de citadin, alors qu’une brume légère nous happait, nous faisant entrer dans la zone noire. Je ne sais pas si cela faisait trente ou quarante-cinq minutes que nous naviguions vers la Mort, mais, alors que toutes les étoiles avaient disparu en même temps, une pluie glaciale et violente s’abattit sur nous tandis que le tonnerre résonnait avec fracas sur l’océan.
Soudainement, la paisible traversée devint une danse frénétique où les percussions et les cuivres jouaient le principal de la mélodie. Il me semblait que le haut et le bas n’avaient plus aucune logique. Le HMS Triton grimpait les vagues comme un alpiniste essoufflé pour se laisser glisser ensuite, la proue en avant, pratiquement plongée dans la mer. J’eus un haut-le-corps alors qu’un autre éclair illumina le pont. Les hommes se cramponnaient tous du mieux qu’ils pouvaient. Certains hurlaient des ordres, d’autres tentaient tant bien que mal de retenir les canons qui menaçaient de passer par-dessus bord. Le ventre écrasé sur le bois, je crois que je vomis au moment où nous atteignions presque la verticale. Puis la poupe du navire s’écrasa enfin, projetant d’immenses gerbes d’eau autour.
« A tribord ! Une lame gigantesque !
– Carguez tout !! Hurla le Capitaine d’une voix stridente. »
Il braqua rapidement le gouvernail avant qu’il ne se bloque au maximum. Je voyais les mains et les bras du Capitaine trembler sous l’effort pour le maintenir dans cette position pendant que le Triton virait lentement de bord. Et je la vis. Une grande frange nacrée qui rampait dans notre direction à vive allure. Le navire virait trop lentement et je pouvais déjà voir la hauteur de la vague. Je criai une nouvelle fois lorsque le rouleau s’écrasa sur la proue et une partie du tribord. Le bâtiment entier gronda, l’eau recouvrit le pont et avala quelques malheureux. Le bois éclata et j’entendis siffler le claquement sec de la corde qui rompt. Un instant, je crus que nous allions nous retourner, mais nous retombâmes bruyamment sur les flots et le Capitaine barra à bâbord toute pour rétablir notre route.
L’épais brouillard dans lequel nous étions englués n’arrangeait en rien notre visibilité et les hommes peinaient à prévoir ce qui allait nous couler. J’eus la malheureuse idée de me réfugier dans la soute, et tentai tant bien que mal de traverser le pont pour l’atteindre, titubant sur les tonneaux de poudre qui s’étaient libérés et les autres hommes, lorsque qu’un bruit sourd et un vent violent attirèrent toute mon attention. J’entraperçus une colonne blanche ouvrant les eaux sur son passage fondre sur le navire. Un bruit d’explosion lointain parvint à mes oreilles, et je scrutai le sillage de la tornade pour voir l’ombre d’un immense bateau éclater avant de sombrer dans les abîmes. Je tremblais de tous mes membres, figé sur le pont, accroché comme un forcené au mât d’artimon alors que je n’étais qu’à quelques mètres des escaliers menant aux ponts inférieurs. Dans un bruit d’aspiration vorace, la tornade passa sur nous, éclatant le bois, déchirant la voile et absorbant des marins dans les airs. Je me cramponnais avec plus de forces encore, pleurant à chaudes larmes des suppliques dans un accès de piété soudain.
L’œil du vortex m’enferma plus d’une minute entière dans un silence humide angoissant. Je me sentais écrasé par un poids inconnu et tandis que je compissais mes chausses, le hurlement collectif de l’équipage m’apparut insoutenable. Je fus projeté contre la porte de la cabine principale lorsque la tornade me vomit et je me rendis compte que j’avais arrêté de respirer dans ma peur. Je relevai la tête pour voir le trou d’air s’éloigner de nous et une masse sombre s’échapper de la brume. Je ne sais pas comment, mais j’eus le sentiment que ce qui allait sortir de là serait plus terrible encore. La silhouette menaçante d’un brick se découpa nettement.
« Des pirates ! Cria de terreur Mac Kinley fidèle au poste
. – Forbans ! Capons ! Ils profitent de la tempête pour nous attaquer. Armez les canons ! »
La cloche sonna furieusement alors qu’une corne de brume hurla du bâtiment ennemi. Je remontai quatre à quatre les escaliers menant à la poupe pour me réfugier près des deux hommes. Mac Kinley ne me décocha pas un regard et continuait de hurler des ordres au reste de l’équipage. Les hommes reprirent curieusement courage en s’affairant chacun à sa tâche. Le brick s’était positionné sur notre flanc gauche, les canons clairement sortis et un frisson de terreur me traversa le dos quand j’entendis leur mise à feu.
« Cramponnez-vous ! Beugla le Capitaine en baissant la tête, imité par tout le monde. »
Une salve incroyablement fournie de boulets déferla sur la coque, la perforant de toutes parts. Un tonneau de poudre explosa à l’avant du bateau, ouvrant une brèche importante. Un demi-corps passa au-dessus de ma tête en hurlant, éclaboussant du sang mon visage.
« Parés, Capitaine !
– Feu , nom de Dieu !! »
Le Triton vrombit et cracha une décharge contre l’ennemi. Les matelots criaient de joie tandis que la coque du bateau pirate se trouait de part en part. La cloche continuait de sonner avec acharnement, et une autre explosion répliqua. Une autre envolée d’éclats fusa, des tronçons entiers de bois se figèrent tantôt dans un marin, tantôt dans la mer. Quatre détonations sèchent se répercutèrent dans la brume avant que le bateau n’essuie différents tirs ciblés.
« S’ils continuent, on va couler ! Gémit un matelot. »
Mais ce n’était pas là le but de nos assaillants. Un autre baril de poudre explosa, envoyant une dizaine de canons à la mer et d’autres hommes dans les eaux. Plusieurs cordes armées de grappins s’élancèrent et le métal se figea dans un grincement dans le bois tandis que je compris que nous allions être abordés. Le Triton se laissa lentement amarrer, ses hommes s’emparant de sabres ou continuant de tirer à l’aide des canons sur pivot. J’étais figé et je ne compris pas tout de suite ce que me hurlait Mac Kinley en me refilant une épée et un pistolet encrassé. Presque aussitôt, une nuée d’hommes nous arrivaient dessus, se balançant à l’aide de bouts ou rampant le long des mâts juxtaposés.
« Hey les filles, faites-vous belles, on arrive ! Railla l’un des pillards. »
Un pirate à l’air féroce et à la barbe abondante se dirigea droit sur moi, et j’eus à peine le temps de rouler pour éviter d’être embroché par son sabre. Je me relevai, mais l’un de mes compatriotes me décocha un formidable crochet en essayant de frapper son adversaire, ce qui m’envoya me cogner la tête sur le bastingage. Sonné, je me campai sur mes pieds en vacillant faisant face au barbu qui m’avait ciblé de primes abords. Il étira sa vilaine ganache dans un sourire vicieux et bondit vers moi. Je chargeai mon arme avec des gestes maladroits et finis par voir l’amadou me glisser des mains. L’homme arma son bras pour m’abattre avec force son épée dans le ventre quand, dans un geste purement instinctif, je lui envoyai mon pistolet dans la tempe, ce qui le déstabilisa quelque peu. J’en profitai pour le frapper d’un coup de pied formidable dans le tibia qui se plia dans un angle inquiétant. Le pirate hurla et darda sur moi un regard furibond, frappant d’estoc. J’esquivai, mais ne parvins à réduire la blessure qu’à une entaille au flanc. Je criai de douleur, les larmes me montant aux yeux et répliquai par le sabre. Ma lame fendit l’air et trancha sa nuque, faisant jaillir un flot incessant de sang. Mais cela ne suffit pas pour autant pour arrêter le flibustier qui était à mes basques. Il m’insulta, insulta ma mère, insulta une sœur que je n’avais pas, et, tandis que je tentais de fuir, me traita de pleutre. Je fis volteface furieux et le martelai de mes petits poings pour étouffer son ignoble sourire moqueur avec la bouillie qu’était devenue sa chair. Je continuai à le frapper ainsi bien après qu’il fut mort en hurlant.
Un bruissement d’étoffe m’arrêta et je n’eus le temps que de voir le Quartier-Maître Mac Kinley cracher du sang, une lame ressortant de son abdomen, avant de s’effondrer au sol. Un éclair flasha la scène, me laissant voir une silhouette noire s’éloigner et filer aisément vers l’avant du bateau. Je me précipitai sur la dépouille de l’officier qui mourut en gargouillant des choses incompréhensibles, la surprise ayant figé ses traits. Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur cette nouvelle mort qu’un marin, acculé par un malfrat me percuta. Le pirate tentait de pousser le pauvre bougre par-dessus bord. Mû par une rage nouvelle, je plongeai sur le pont pour attraper les jambes de l’homme et le fis basculer pardessus mon comparse qui se contenta d’un hochement de tête en guise de remerciements et se lança dans une nouvelle bagarre.
J’embrassai le pont du regard, qui s’allumait et s’éteignait au gré de l’orage, dévoilant des scènes de violence et de lutte inouïes. La tempête s’essoufflait, mais les vagues continuaient de charrier les deux bâtiments. La foudre frappa le grand mât, éclairant brièvement une forme noire grimpant avec dextérité aux cordages latéraux. Je vis l’homme atteindre une plate-forme de vigile et frapper celle-ci. Le corps inerte du malheureux tomba dans le vide et s’écrasa au sol comme une poupée désarticulée. Je relevai la tête et hurlai en direction de l’inconnu acrobate qui filait déjà vers le sommet du mât, sautant, grimpant jusqu’à atteindre l’Union Jack du Triton. L’éclat de sa lame brilla un instant sans que je comprenne ce que cet homme pouvait bien faire si haut. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’un sifflement me fasse sursauter puis m’écarter.
Un bruit sourd et l’homme se tenait près de moi, une poulie coupée dans une main, notre drapeau dans l’autre. Jamais de ma vie je n’avais vu quelqu’un accomplir pareille prouesse physique. Il était grand et large d’épaules. Il dégageait une impression de puissance et de confiance qui me glaçait autant qu’elle pouvait m’impressionner. J’eus un sentiment immédiat de respect à son égard et, bien que son visage se trouvât dissimulé par l’ombre de son bicorne, je sentais qu’il me regardait intensément. Je ne reculai pas et me surpris moi-même à relever ma lame, prêt à combattre cet adversaire redoutable. Il dégaina un long pistolet ouvragé, et je remarquai qu’il en portait deux sur le poitrail, deux autres sur les reins, me laissant que peu de chances de m’en sortir. Il arma son bras, dans ma direction et tira. Je fermai les yeux subitement, mes paupières crispées, mes jambes dansant la gigue du froussard. Je sentis seulement quelque chose siffler près de mon oreille et un cri étouffé derrière moi. Je me retournai, stupéfait, et vis le Capitaine Kellington s’effondrer sur le sol. Le chef des pirates leva notre drapeau en l’air et je vis tout notre équipage jeter les armes en signe de reddition. Je tremblais comme un enfant, la main fermement resserrée autour de la garde de mon épée et l’homme hocha la tête en me regardant. Je finis par laisser tomber le sabre et mis les bras en évidence, sans trop savoir si je devais ou non être soulagé. Ils nous regroupèrent et nous attachèrent les uns aux autres avec des cordes. Ceux qui étaient trop blessés étaient achevés et jetés à l’eau avec les autres cadavres.
La tempête se retira, et la lune réussit à faire une percée à travers les nuages. Ce qui restait du HMS Triton n’était que ruines fumantes, bois éventré et voiles déchirées maculant le pont. Les pirates avaient tiré des passerelles entre les deux navires et ils pillaient à présent nos cales, remontant des tonneaux de rhum, des barils de poudre, des étoffes, de la nourriture et des pièces d’artillerie. Je sentis le découragement s’abattre sur moi et regardai mes comparses qui n’étaient pas plus amènes. La plupart se tenaient prostrés et silencieux, certains en revanche, pleuraient ouvertement sous les railleries des forbans.
L’homme en noir se campa devant nous, les poings sur les hanches et releva la tête me dévoilant alors son visage. Il paraissait jeune, peut-être un peu plus de vingt ans. Il avait des yeux vifs et intelligents, une mâchoire carrée et une fine barbe claire recouvrait ses joues lui donnant presque l’air d’un héros pour midinettes.
« Vous avez l’honneur d’être capturés par l’équipage du Jackdaw, Messieurs. Votre deuxième leçon à recevoir aujourd’hui concernant les pirates est que chacun est libre de choisir sa voie… »
Il balaya les captifs d’un regard amusé, laissant en suspens sa phrase comme pour n’en savourer que mieux son effet dramatique avant de reprendre.
« J’ai besoin d’hommes solides et fiables à mon bord. Si vous n’êtes pas de cette trempe, vous pouvez demeurer sur cette épave flottante. Termina-t-il en ricanant. »
Beaucoup d’entre nous se regardèrent comme pour chercher une réponse commune. Mais certains s’avançaient déjà vers l’homme qui ordonna de les détacher avant de leur serrer la main. D’autres, en revanche répliquèrent qu’ils préféraient encore errer sur la mer en hommes d’honneur. Le capitaine sourit et hocha la tête. Pendant que s’effectuait le tri, je tentais de peser le pour et le contre sans arriver pour autant à formuler une quelconque réponse cohérente dans ma tête. Je fus tiré de mes rêveries par l’homme qui m’apostropha directement.
« Alors, freluquet, tu te décides ou on le fait pour toi ? »
Je sursautai, me rendant compte que tous les regards étaient braqués sur mon visage poupin et que tous, sans exception, semblaient avoir fait leur choix. Je n’osais croiser le regard du redoutable pirate et baragouinai une réponse inaudible. Cela déclencha une nouvelle vague de rires et la sensation de n’être qu’un gosse misérable m’étreignit violemment la gorge.
« Plus fort, freluquet !
– Je ne sais pas, Monsieur. Répondis-je d’une petite voix, ce qui ne fit qu’augmenter l’hilarité générale
– Tu ne sais pas quoi ? Si tu veux vivre ou mourir, c’est ça ? Tu allais où comme ça d’abord ?
– Je… J’allais me marier, Monsieur.
– C’est Capitaine, gamin ! M’aboya un pirate.
– Tu allais te marier. Hmmm. Est-ce qu’elle est belle au moins ? Me demanda le capitaine.
– Je ne sais pas Mons… Mon Capitaine.
– Arrr, tu ne sais même pas ça ! Et tu braves les océans sans savoir si l’fourreau ira au sabre ! Comment tu t’appelles ?
– Bill… Bill Dwight, Capitaine, mais on m’appelle Billy des fois, Billy la fille. »
Tous les hommes ricanèrent de concert, ceux qui avaient tourné casaque, les pirates et même ceux qui comptaient rester fidèles à l’Angleterre. Il s’approcha de moi, me souriant clairement, me dévoilant des gencives que je fus surpris de ne pas voir noircies par le Scorbut.
« J’suis le Capitaine Edward Kenway. Et j’t’ai vu te battre, Billy. Je n’y ai pas vu une fillette, mais un p’tit gars qui en a dans l’falzar. Viens à mon bord, et on t’appellera l’Gros Billy ! »
Kidd Fortune pouffe de rire alors que Calvin Jones grogne peu enclin à le croire. Le Capitaine Robert Chest, lui, continue de tirer sur sa pipe qui est éteinte depuis longtemps déjà. Toute la taverne s’est faite silencieuse et les hommes et femmes se sont regroupés autour du tonneau que se partage l’équipage. Pas un seul bruit ne filtre, jusqu’à ce que Calvin décide de rompre le silence en maugréant :
« Les marins du Jackdaw se font tatouer sur le pied dès qu’ils montent à bord.
– Aye, acquièce l’Vieux Billy en hochant la tête, et ils se font tatouer une partie du corps différente à chaque montée en grade. L’bras pour l’artillerie, le dos pour la vigie, et le torse pour le poste de Second. »
Calvin plisse des yeux d’un air méfiant, et Billy lui sourit en retour. Il lève la jambe et la pose sur le tonneau, retire sa botte de cuir révélant un pied poilu aux ongles incarnés. Tout le monde pousse une exclamation de stupeur, la prostituée sur les genoux de Calvin glousse comme une pintade et Robert Chest en laisse tomber sa pipe avant de siffler.
« T’as les aut’ ? Demande avidement Kidd Fortune en se pressant contre son collègue.
– T’as du rhum ? Lui répond celui-ci. »
Disclaimer : Le personnage d’Edward Kenway et le brick le Jackdaw sont la propriété d’Ubisoft et de la franchise Assassin’s Creed. Je n’ai fait que les glisser dans cette petite histoire de pirates pour amuser les connaisseurs.
Un vrai plaisir pour le lecteur! J’ai été happé par l’ambiance, c’est le pied (tatoué) total!
Bravo Camille pour ce travail!
Merci ! J’suis super contente que tu aies aimé cette histoire, elle a été un vrai défi en plus, parce que je ne suis pas du tout familière avec l’univers pirates. Mais « on » m’a demandé d’en écrire une dessus (vieux sujet adoré par mon commanditaire), et du coup, comme à l’époque je jouais à Assassin’s Creed, ça m’est venu plus facilement que prévu ^^
Merci pour ta lecture et ton mot !!
J’étais totalement prise dans ma lecture… difficile d’en décrocher quand le tél du taf a sonné. Cependant, il est très facile de s’arrêter et de se replonger dedans, comme si on ne quittait pas du tout l’univers.
D’ailleurs, la mise en place du contexte et de l’univers est excellente ! Je suis pas fana des descriptions que je trouve souvent fade, mais alors avec tes écrits, tes descriptions me happent dans le récit, dans l’histoire. J’y suis, je suis spectatrice… J’adore te lire !
Je continue ma plongée dans Achronique en passant au texte suivant dès que possible ^^
Wow, merci beaucoup !
C’est un compliment magnifique, je sais pas quoi répondre 😮