« 5… 4… 3… 2… 1… ! »
Il est drôle de voir que ce décompte annuel, calendairement réservé à la première nuit de janvier, est scandé avec le même enthousiasme, le même frisson, tous les cinq ans en France.
Partout dans le pays, sur les plateaux de télévision, dans les radios, dans les agences de presse, sur les réseaux sociaux, dans les cabinets politiques ; partout, on faisait le décompte officiel qui amenait à la grande révélation de 20h. Si le bas-peuple (ce bon peuple) n’allait pas tarder à connaître enfin le nom de sa nouvelle tête couronnée, rue du parti vainqueur, le champagne coulait déjà à grosses mousses, après que le stagiaire eut tôt fait de tenter de dézinguer le plafond à grands coups de bouchon de liège. Conseillers, petites mains issues d’écoles de politique et de journalisme, et autres secrétaires chargées de la bonne impression des tracts patriotiques, tous étaient liesse ! Il faut dire que la victoire se savourait depuis vingt bonnes minutes, et ce, malgré les coups d’œil sévères du grand chef.
Mais, maintenant qu’on avait légalement le droit de se prendre pour les maîtres de l’univers, on n’allait certainement pas bouder son plaisir ! Martine, la petite blonde préposée à la communication du parti sur Twitter, allait y passer : depuis le temps que Jean se le promettait… ! En voilà une qui allait vite comprendre toute la considération qu’on avait pour ses compétences, hé hé.
« Félicitations, Monsieur le Président ! »
« Bravo, Monsieur le Président ! »
« Nous avions foi en vous, Monsieur le Président ! »
« On a écrasé l’autre enculé, Monsieur le Président ! »
Oui, derrière les caméras, la prose de l’élite Française ne volait guère plus haut que celle des avinés du premier PMU trouvé. Décidément, personne n’a la victoire modeste dans ce pays… Et curieusement, l’entourage de ce nouveau Président était peut-être plus vulgaire dans sa jouissance, que le nouveau roi au suffrage universel lui-même. A dire vrai, celui qui venait d’être proclamé comme étant le chef des armées, affichait la mine livide de ceux ayant tout perdu. Un comble, quand on sait que son score — goinfré par le vote anti-extrémisme — pulvérisait tous les records de la cinquième République !
Et pourtant, alors que Martine tentait vainement d’expliquer à Jean que non, définitivement non, un coup de bite n’avait rien de comparable avec un vrai compliment ; pendant que son équipe fêtait cette victoire, donc, Monsieur Louis Petit, Président de la République Française et caetera, tirait une gueule digne d’un bagnard nouvellement nommé. « On », trop occupé à boire un Dom Pérignon facturé en frais de campagne, attribua ça au contrecoup. Même « Madame la Première Dame » se laissa tromper, et préféra croire que son époux était simplement en proie à une petite migraine dont il se plaignait que trop souvent.
Eh bien non ! Non, Monsieur le Président Louis Petit, ou Monsieur « Petit Président » comme l’appellerait bien vite le Peuple une fois les législatives en vue, était tout simplement aux abonnés absents. A des milles de cette soirée de victoire électorale, alors qu’il devait prendre la parole pour faire les remerciements d’usages télévisuels, Louis Petit se souvenait. Ce n’était pas comme les rumeurs le racontent : nous ne parlons pas d’une vie qui défile devant les yeux, en guise de rétrospective au moment de la mort ! Nous ne parlons absolument pas d’une métaphore foireuse sur l’expiation des promesses du candidat élu. Même si cela aurait pu être tentant pour l’aspect dramatique du récit… Non ! Monsieur Petit se souvenait, bien malgré lui, d’un détail. Un minuscule, tout petit détail. Une ligne, en fait. Une bête ligne au milieu d’une colonne comportant une chiée d’autres lignes ; colonne elle-même coincée en sandwich dans un tableau Excel. Tableau Excel qui, s’il fallait terminer ce dézoom littéraire, n’était qu’une fraction de données sur un serveur informatique dans un quelconque paradis fiscal. Oui, la ligne qui jouait les poils à gratter de notre bon Président, était une ligne prouvant l’existence d’un tout petit compte offshore. Si petit, qu’il aurait pu être adorable, si son propriétaire n’avait pas adorablement promis de se battre contre les instances de la Finance.
Voilà que la ligne peut faire tache, en fin de compte ! Et que notre bon Petit Président, nouvellement élu face à « l’autre enculé », semblait soudainement ne valoir guère mieux que son adversaire politique. Et où était passé ce petit militant qu’il était alors ? Où étaient passées les convictions, celles-là même qui avaient porté cette carrière au sommet du pouvoir ? Maintenant qu’il avait les cartes en main, Monsieur Petit était fondamentalement incapable de les abattre, et au lieu de hausser les épaules comme d’autres auraient fait à sa place, cette désagréable idée le tétanisa. Il avait menti. Pendant un bref instant — le seul au cours de toute sa carrière — cet homme prit conscience qu’il avait menti à ceux qu’il devait servir. Et pendant un instant tout aussi fugace et dérisoire, cela le dérangea.
Oui. C’en était presque vulgaire. Populiste, peut-être ? Monsieur Petit avait honte d’avoir menti aux Français. Et alors qu’il s’apprêtait à prendre la parole devant eux, pour les remercier de leur confiance, il sentit une sueur moite et collante dégouliner lentement le long de sa lèvre supérieure.
« Coupable » dirait le Peuple s’il apprenait les petites magouilles détestables de ce petit bonhomme minable. Et c’était bien le mot ! Ce qui lui donnait des frissons, et deux ou trois contractions rectales n’étaient autre que la culpabilité propre aux voleurs, menteurs, et usurpateurs.
« Monsieur le Président, on est en direct dans quelques minutes, il faut y aller. »
Ouf ! Envolée la culpabilité ! On lui fourra bien vite dans les mains sont discours écrit la veille par un illustre inconnu, et Louis Petit se racla la gorge en se souvenant du pied qu’il ressentait après avoir gagné. Ce soir, la caméra enregistra pour les images d’archive la face lunaire d’un homme heureux, au sommet de son triomphe volé.
Dans son bureau, le miroir lui, avait secrètement en mémoire le reflet d’un petit être tremblotant à l’idée qu’un jour, sa patrie ne sache devant qui elle s’était couchée.