La porte grince et j’entends des pas dans l’entrée. Je hume un parfum léger, mélange de fleurs d’oranger et de bois de santal. J’aime cette odeur, elle me rassure, me titille les sens comme une mélodie affectueuse sans cesse portée à mes narines. Le tintement caractéristique des bijoux qui s’entrechoquent s’élève dans le couloir.

Je peux aisément entendre qu’elle porte à nouveau deux rangées de perles longues, peut-être même un, non, deux ! Bracelets de métal. J’aime aussi cette musique, surtout quand je peux jouer avec ses colliers aussi colorés que bruyants. Elle semble d’excellente humeur et j’entends également qu’elle dépose un baiser sonore sur les lèvres de mon père. Puis deux. Puis trois. Ah, apparemment, lui non plus n’est pas dupe, même moi j’ai remarqué ce manège depuis longtemps. Et pourtant, j’ai à peine un an. Il lui demande « combien ? » en ricanant. Pour être franc, je ne comprends pas bien ce que « combien » signifie, ni même l’intérêt d’une telle question. Moi, ce qui m’intéresse, c’est « quoi ».

Maman ne répond pas, et entre dans le salon en souriant. Elle se penche par-dessus mon parc et m’attrape dans ses bras en babillant d’une voix nasillarde des « Maman est rentrée mon cœur. » et autres « Coucou mon bébé d’amour ! ». Je ne suis pas sourd, je le sais bien, j’ai entendu la porte. J’aime ma maman, elle est douce et gentille, mais elle me parle toujours comme si j’avais un mois. Ors, j’en ai treize exactement, je le sais, je m’en souviens. À l’époque ils m’ont dit qu’il y avait un gâteau pour moi, alors qu’ils l’ont mangé à ma place. D’ailleurs, à bien y repenser, on m’a dit que c’était TOUT pour moi et je n’ai le souvenir que d’une montagne de cadeaux pour eux. Je crois d’ailleurs que c’est pour cette raison que ce sont eux qui ont remercié les bienfaiteurs. De toute façon, je crois qu’on me prend pour un « lapin de six semaines ». Je ne sais pas réellement ce qu’est un « lapin de six semaines », mais j’ai bien compris cette expression quand papa l’a employée en parlant de Monsieur Louvier. En vérité, il a dit « pour un con » et maman a grondé. Je ne sais pas non plus ce qu’est un « con » mais apparemment, c’est plus moche et méchant qu’un « lapin de six semaines ». Ainsi donc, ma maman m’aime et babille, mon papa est un « lapin de six semaines, qu’on prend pour un con » et apparemment, ma maman a encore ramené quelque chose dont on ne saura jamais le « combien ».

Mais justement, le propos qui nous intéresse précisément, c’est surtout le « quoi ». Aussi, je patiente dans les bras de ma nourrice, entre deux baisers et « choupinou » d’usages. Enfin, elle tire de son sac un petit objet luisant et bleuté. « Regarde comme il est beau ! » Me dit-elle en le faisant délicatement tournoyer dans sa main. Oui, il l’est ! Il a cette même forme caractéristique : allongée, fine et en arc de cercle. Pointu d’un côté, plat de l’autre. Il regarde toujours de ses yeux vides la direction pointée par son bout piquant. Celui-ci est petit, il doit être à peine plus grand que ma main. Il est bleu, avec des reflets argentés légers, et de petits éclats pailletés me renvoient la lumière éclatante du salon. Il me plaît celui-là, il est beau. Et surtout : il pourrait rentrer dans ma main.

« Il te plaît ? Me demande-t-elle.

— Oh que oui ! Je peux le prendre ? rétorque-je avec un grand sourire.

— Oui, il te plaît mon chéri ! Maman a craqué quand elle l’a vue ! Tu crois qu’il va être bien dans la collection ?

— Oui, fantastique. Est-ce que je peux le prendre ?

— Je le mets où ? À côté de celui sur la vague ou celui dans le cerceau ?

— Comme tu veux. Bon, tu me le donnes ?

— Oh, pardon mon cœur, tu as faim, c’est ça ? »

Non. Ce n’est pas ça. Enfin, si un peu, mais ce que je veux moi, c’est le dauphin. Pourquoi ne comprend-elle jamais ce que je tente de lui dire ? Et alors que je lui lance un regard noir — qu’elle doit une nouvelle fois interpréter de travers —, je la vois poser le dauphin sur l’étagère à dauphins et m’harnacher sur cette horrible chaise haute. Elle disparaît dans la cuisine, je l’appelle mais, je vois alors mon père arriver en souriant d’un air complice. Je ne sais pas pourquoi, mais papa me sourit toujours d’un air complice. Ou bien me fait des clins d’œil complices, ou bien encore des messes basses complices.

« Eh ben alors, bonhomme ? On fait croire à maman que je ne te nourris pas ?

— Non, je voudrais jouer avec le dauphin, tu me donnes le dauphin, s’il te plaît papa ?

— Ah… Je sais bien, moi aussi je trouve qu’elle exagère avec ses petits pots, mais que veux-tu, si c’est sans additifs ni colorants…

— Ils sont bons les petits pots, ce n’est pas la question. Attrape donc ce satané dauphin discrètement.

— Mais, tu sais, si tu en manges tout plein, tu seras aussi fort et grand que papa après ! Aller, bonhomme, bon appétit ! »

Je lance un regard en biais à mon père. « Aussi grand et fort », à quoi ça peut me servir si apparemment, je ne suis plus capable de comprendre quand on me parle ? J’ai bien envie de lui crier que je ne m’appelle décidément pas « bonhomme » mais bien « Rémy », mais il serait fichu de comprendre que j’abonde dans sa théorie du complot matriarcal…

À ce propos, mon papa me parle beaucoup. Plus que maman, qui pourtant, elle, parle à absolument tout, même les plantes et les objets. Papa me parle des « femmes » et des « filles », des « voitures » et de « l’argent ». Mais surtout des « femmes » et des « filles » en fait. Il me dit qu’il faut savoir dire « oui » à tout, et faire semblant d’écouter. Il me dit qu’elles sont fourbes, mais pas méchantes. Qu’elles aiment tout contrôler et qu’il est nécessaire de le leur faire croire. Il me dit aussi que sans les femmes, nous ne serions rien. D’ailleurs, je le sais déjà : maman, elle, elle n’oublie pas de faire chauffer mon biberon !

Bref, papa me parle souvent de maman, des femmes en général, et me donne des « conseils pour t’en sortir avec ces femelles plus tard ». Je ne comprends pas trop en quoi cela peut m’être utile puisque mon plus gros souci avec maman, avec papa aussi ; en clair, avec tous les grands justement, c’est que personne ne comprend jamais rien quand je dis quelque chose.

Enfin, « jamais rien », c’est peut-être un peu exagéré à vrai dire. Maman et papa comprennent très bien quand je crie. J’ai réussi à avoir ce semblant de communication avec eux. Aussi, ils associent parfaitement l’une des deux options mises en place : « Donne-moi à manger » ou bien « Change ma couche ! ». Il y a des fois des ratés, je dois bien l’avouer. Il leur arrive parfois de croire que ça veut dire « Je veux dormir ». Mais j’y travaille. Un jour, ils arriveront à ne plus se tromper.

Pour l’heure, maman revient toute guillerette, tenant dans ses mains un petit pot mauve. Ah, myrtilles, je crois que ça s’appelle. J’aime bien myrtilles. C’est bon, c’est piquant, c’est gluant, et en plus, ça change la couleur de mon caca. Et ça, c’est ce qu’il y a de plus drôle avec la myrtille. Elle dévisse consciencieusement le couvercle, faisant bien attention de ne rien renverser. Elle plonge la petite cuillère dans le pot et l’essuie bien sur les rebords avant de me la mettre sous le nez pour que j’ouvre la bouche. Ce que je fais de bonne grâce sans pour autant lâcher des yeux le nouveau venu dans la collection de maman. « Hmmm » Me fait-elle en mimant un mâchouillage grossier. « Hmmm » Je réponds pour me moquer. Mais elle replonge déjà la cuillère et me la remet dans la bouche. Et ça dure. Ce manège récurrent dure et me lasse. Maman, papa, mamie, papi, enfin, tout le monde ; tous, se croient obligés de faire semblant de manger comme moi. Certains poussent même le vice jusqu’à tenter de me faire croire que c’est un truc qui vole droit vers moi. J’ouvre toujours la bouche, moi, dans le doute pour faire plaisir. J’essaye d’être le plus appliqué possible mais, rien n’y fait ! Apparemment, ce rituel est normal, et j’aurais beau faire, on me fera l’avion avec la petite cuillère.

Bon, je n’ai plus faim, je tourne la tête pour le lui faire comprendre et la myrtille s’écrase mollement sur ma joue. Maman me l’étale avec un papier avant de l’enlever. Ça colle toujours, ai-je envie de lui dire, mais je sais qu’elle s’en moque. Les grands ont toujours raison, et si maman estime qu’essuyer suffit, alors ça suffit. Et la cuillère revient vers moi. Apparemment, elle n’a pas compris le message, encore une fois. Je tourne de nouveau la tête, et vlan, la myrtille s’écrase encore !

« Oh, mon cœur, s’il te plaît, tiens-toi droit ! Maman te donne de la booooonne myrtille !

— Non, merci, je n’ai plus faim.

— Oui, chéri, je sais que tu aimes ça, mange maintenant !

— Non, ça ira, tu as eu ce que tu voulais, on a même fait l’avion, maintenant, montre-moi un peu le dauphin.

— Bon, Rémy, ça suffit maintenant, maman va gronder !

— Que maman gronde, Rémy il veut le dauphin !

— Tu es impossible, vraiment ! Chéri ? Viens m’aider, s’il te plaît ! »

Voilà, mon père arrive, il se fend d’un habituel « Mais que se passe-t-il comme drame encore ici ? », ce qui a le don d’exaspérer maman. Elle se retire dans la cuisine d’ailleurs, en maugréant, donnant au passage les instruments de torture à papa qui s’assied en face de moi.

« Eh bien alors, bonhomme, on fait enrager maman ? »

Je ne réponds pas, je le regarde en fronçant les sourcils. Non mais il en a de bonnes ! Ce n’est pas moi qui ne sais pas parler aux femmes ! Et puis d’ailleurs, je n’en veux pas de ce petit pot, j’ai eu ma dose !

« Ah, mais c’est qu’il faut savoir nous prendre, nous les Morrison ! Ta maman était très douée pourtant il n’y a encore pas si longtemps. »

Et il part dans un de ses rires dont il a le secret. Ces rires d’ailleurs qui sont systématiquement couvés d’un regard désapprobateur de la part de ma mère. Lorsque mon père dit quelque chose puis rit ainsi, je ne comprends jamais ce qu’il a voulu dire, et maman le gronde toujours ! Sa dernière trouvaille n’échappe d’ailleurs pas à la règle, puisque malgré l’éloignement, elle l’entend, et lui dit que ça n’est pas bien devant un enfant. Et alors que j’ouvre la bouche pour lui demander de m’expliquer, il me fourre la cuillère droite dans le gosier en ricanant.

« Voiiiiilàà ! Un peu moins de bavardages, plus d’efficacité ! Une optimisation parfaite, t’en penses quoi ?

— Ça veut dire quoi opti-… Vlan ! La cuillère qui frotte mes amygdales.

— Parle encore à papa, on ira plus vite. »

Non, merci, je viens de comprendre et je boude en plus ! Je tourne la tête, la myrtille, à nouveau sur la joue. Papa grogne et ramasse avec la cuillère. Pouah ! Ça colle encore plus ! Il tente de m’en redonner une autre et bim ! Ma main a fait tomber le petit pot qui explose au sol dans une jolie éclaboussure indigo.

« Merde ! Rémy ! Regarde, elle va m’engueuler après ! »

Ah, tiens, c’est plus « bonhomme » ? Je ris, je me gausse, je m’esclaffe. Le tout, devant mon paternel accroupi en train de tenter d’essuyer mon carnage. Il me passe rageusement une lingette sur tout le visage. Tant pis pour mon nez d’ailleurs, et me pose rudement sur le tapis au sol avant de partir en pestant. Bien, notons que pour avoir la paix, il faut renverser le repas. J’apprends vite et ça me plaît. J’entends le grincement de la chaise du bureau et parallèlement l’eau qui coule du robinet dans la salle de bains. Parfait, papa doit être en train de travailler sur sa machine bizarre et maman doit probablement prendre une douche. Me voilà donc seul. Seul, assis, et… À CÔTÉ de mon parc. Je sais d’expérience qu’il ne faut surtout pas que je fasse de bruit. J’ai remarqué que maman et papa n’étaient pas très d’accord quant à mes droits sur le salon. Maman semble considérer comme un dogme le fait que je reste dans mon parc. Quant à papa… Eh bien papa, il oublie souvent de m’y mettre. Aussi, je saisis généralement cette occasion pour visiter un peu à quatre pattes. La dernière fois, j’avais poussé trop fort une chaise, qui avait raclé bruyamment sur le carrelage. Naturellement, maman était arrivée et s’était empressée de me remettre presto dans ma prison avant de sermonner copieusement papa sur les risques liés à ma relative liberté. Mais là, il n’en est rien. Papa est trop absorbé par sa machine et maman ne m’entend pas à cause de la douche. Me voici donc totalement libre de mes mouvements. Libre et avec une quête bien ancrée dans mon esprit.

En face de moi se dresse l’immense étagère exposant fièrement la fabuleuse collection de ma mère. Les deux premiers niveaux sont vides, évidemment. Depuis que l’on m’a vu crapahuter avec célérité, tous les objets à moins de vingt centimètres du sol ont été retirés. Le mètre vingt supplémentaire, lui, est particulièrement bien garni. Tout d’abord, il y a de nombreuses bougies et galets qui habillent la console. Ensuite, il y a deux vases informes, et enfin, la collection de dauphins de ma mère. Je ne sais pas combien il y en a, je ne sais pas compter. Mais à vue de nez, je dirais que ça se situe entre « pas mal » et « beaucoup ». Il y en a de toutes les formes, de toutes les couleurs. Certains sont en cristal, d’autres en terre, d’autres encore en porcelaine. Il y en a même un en fer, qui se balance continuellement dans un cercle. Et puis il y a ce tout petit, tout mimi, tout nouveau, posé là, à l’abandon. Je ne sais pas en quoi il est, mais il a l’air fragile.

J’aime ce mot « fragile », quand les adultes disent que quelque chose est « fragile » c’est que ça veut dire « précieux », du moins, de ce que j’en ai compris. Et si j’ai bien compris, « précieux » ça veut dire « intéressant ». Et ce nouveau dauphin, il m’intéresse drôlement ! Je m’avance donc aux pieds de l’étagère, lentement, prenant bien garde de ne rien heurter sur mon passage qui me trahirait. Je m’assieds, et tends le bras avec espoir.

Zut, ma main arrive à peine au niveau des premiers galets gris. Je sautille sur mes fesses, tendant encore plus le bras, pointant l’index en direction de l’objet de toutes mes convoitises. Je touche ce fichu galet, et je perds quelque peu patience. Je soupire. Non, il doit y avoir un autre moyen. Je tends l’oreille, je n’entends plus l’eau couler, mince alors ! Déjà ? Un clapotis et un air fredonné s’élèvent. Ouf ! Elle prend un bain tout compte fait. Voilà qui tombe à pic ! Quant au patriarche, je sais que je ne risque pas de l’avoir sur le dos, j’entends le clic frénétique de sa « souris électrique ».

Je reporte mon attention sur le dauphin qui a son regard morne rivé sur moi. Mais c’est presque qu’on dirait qu’il se paye ma tête en plus celui-là ! Bon, très bien, j’ai compris, faut être un grand pour l’avoir. Alors je vais faire comme les grands : moi aussi je vais marcher droit. J’essaye de me soulever de sur mes fesses, mais je retombe mollement dans un « pouf » étouffé par ma couche. Je retente, et cette fois-ci, me fais presque mal. J’étouffe un gémissement, la couche ne fait pas tout. J’ai besoin de force et d’appuis. Je me remets donc à quatre pattes silencieusement. Très bien, jusque-là, tout va bien. Je remonte mes jambes contre mes flancs, prenant appui sur mes pieds. Voilà, on y est presque, mes pieds touchent le sol. Je pousse alors fortement sur ceux-ci et sur mes mains et mes fesses se relèvent. Super, je me sens déjà grand ! Je pousse encore et encore, mais je reste désespérément la couche en l’air. Impossible de décoller de là. J’ai bien envie de lâcher mes mains et de pousser encore, mais le sol est dangereusement proche de ma « bouille d’ange ». Ça me brûle dans les bras, et j’ai des picotements dans les jambes. Très bien, j’abandonne, je retombe sur mes genoux, haletant. Il y avait de l’idée, du génie presque, mais ce n’était pas suffisant apparemment.

Je relève la tête, dignement, sous le regard de ce satané dauphin et de « Pompom » le papillon, « George » le tigre et « Raviolis » l’escargot coincés dans mon parc. Rien ne filtre, mais je sais très bien qu’ils rigolent. Je réfléchis, je fouille dans ma mémoire pour me souvenir de comment font les adultes. Ils savent passer de la position assise ou allongée à celle de debout en un rien de temps. Et j’ai beau filtrer mes souvenirs, la seule chose que je suis capable de dire, c’est qu’ils le font. C’est tout. Très bien ! Je trouverai ! Et ça sera MA victoire ! Je me dis que si j’étais déjà sur mes pieds, ça serait peut-être plus simple pour avoir les mains libres. Alors je ramène mes membres inférieurs vers moi et je tente de me tenir dessus. Je vacille et m’accroche in extremis à une étagère. Elle frémit d’ailleurs et les dauphins tintent doucement mais dangereusement, sans pour autant basculer. C’était moins une ! J’attends patiemment que les vibrations s’arrêtent et j’exulte : je suis sur mes pieds ! Certes, je suis accroupi, mais je tiens sur mes pieds, les mains fermement resserrées sur les rebords du meuble. Encore un petit effort ! Il ne me faut que quelques centimètres, je dois me redresser avant que maman n’ait fini son bain. Je pousse fort sur mes pieds. Je pousse fort sur mes jambes. Je sens ces picotements revenir dans mes muscles, mais je ne dois surtout pas m’arrêter ! Mes pieds deviennent tout rouges, et blancs au bout. Je pousse encore, mes fesses se relèvent d’un petit centimètre. Aller, courage ! Je pousse plus fort, toujours plus fort, encore plus fort. Un autre centimètre ! À présent, ça fourmille et ça frétille dans toutes mes jambes. Je tiens bon, je suis un homme m’a dit papa, et les hommes, ils sont forts ! Même quand ils ne finissent pas leur petit-pot à la myrtille. Je tire sur mes mains, mes bras, et je m’élève. Je sens que je frise l’exploit. Je sens mes fesses gronder, je serre, ce n’est pas le moment de salir ma couche ! Je me hisse, dépasse ces galets de mauvais goût et ces vases immondes, ma main agrippe l’étagère du dessus, celle des dauphins. Je me hisse encore, mon cœur s’emballe, et mon autre main rejoint sa sœur sur le pan de bois. Mes jambes se tendent, mes pieds commencent à se soulager de mon poids. J’assure les appuis sur mes bras et mes mollets, mes yeux arrivent à la hauteur de la bestiole pailletée. Oui, oui ! J’esquisse un rictus victorieux, les yeux me sortant presque de la tête tellement mon regard doit être fiévreux à cet instant. Je me redresse entièrement, je suis droit, c’est merveilleux, je suis debout, je suis un homme. J’avance alors ma main pour me saisir de mon graal, l’écume aux lèvres.

« Oh ! Chérie ! Viens vite voir ça !! Il marche ! »

Zut ! Zut, zut, zut ! Non ! Je ne marche pas ! Je ne marche pas ! Va-t’en papa ! J’explore, je suis indépendant maintenant ! J’essaie de me saisir du dauphin alors que ma mère arrive en courant, dégoulinante, une serviette autour du corps.

« C’est merveilleux ! Vite, prends une photo ! »

C’est ça ! Prenez donc une photo ! Laissez-moi ! Ma main s’avance vers le morceau de porcelaine et caresse déjà sa surface polie tandis que derrière, ce n’est plus qu’émerveillement et séance photographique. Oui, oui, oui ! Je me dresse encore, mes pieds se plient et je gagne les deux millimètres tant nécessaires à l’accomplissement total de mon œuvre. Ma main se referme sur… Du vide. On m’emporte en riant. On m’emporte loin. On me soulève, on me fait sauter en l’air, on me prend en photo, on me félicite. Non ! Taisez-vous bande d’empêcheurs de tourner en rond ! Silence dis-je ! Vous m’avez trahi !

« Il est grand maintenant mon bonhomme ! Il va partir à la conquête du monde maintenant, hein ? C’est le fils à son papa, ça hein ? »

À ces mots, j’abandonne. Je laisse ma tête pendre mollement de déception dans les bras de mon père. Je ne daigne même pas répondre. Je suis harassé. Je regarde toujours en direction de l’étagère, le dauphin n’a même pas bougé d’un millimètre. Il me fixe toujours, et son sourire s’étale sur son bec.

« Con de dauphin de six semaines, va ! »