S’il y avait une chose que Monsieur Colignot s’accordait à dire, c’est qu’il avait toujours mis un point d’honneur dans sa vie à être un gentilhomme. Honnête travailleur, bon mari et père juste, Monsieur Colignot avait fait de sa vie une réussite modeste, mais amplement méritée. Tout comme son repos éternel, tant mieux pour lui ! À l’instar du croyant ne brillant pas par son excès de zèle chrétien, Monsieur Colignot ne s’était guère imaginé une entrée en fanfare au Paradis. Pour autant, un sommeil sans rêve n’était pas non plus ce à quoi il s’attendait. Et tel le Juste qui s’endort paisiblement sur sa paillasse pour ne comprendre cette ellipse qu’à son réveil, Monsieur Colignot pu vivre toute sa déception à sa résurrection. S’il pouvait ainsi nommer son état.
Sans avoir pour autant soulevé ses paupières, il voyait. Pour la première fois depuis un temps qu’il était incapable de mesurer, Monsieur Colignot voyait. Il voyait et entendait même.
C’était un grouillement si constant et présent que ce bruit en devenait insupportable. Une myriade de grattements, de raclements et de micro-chocs, voilà toute la symphonie morbide à laquelle il avait droit. Quant au tableau qui s’étalait sous ses yeux, il était composé de noir, de teintes brunes et de rares faisceaux de lumière. Il entrapercevait un squelette allongé sous lui semblait-il. Son squelette. Et alors que Monsieur Colignot prenait toute la mesure de l’endroit où il était, il se sentit, dans un excès de panique tout à fait compréhensible, s’arracher à ce corps et s’élever lentement.
Dépassant une à une les couches de terre compacte, preuve qu’il ne venait pas d’élire domicile ici, Monsieur Colignot put renaître à la surface comme un époux, pleurant des larmes qui n’existaient pas, devant le spectacle splendide de la lumière. Revenant peu à peu à ses esprits, Monsieur Colignot avisa sa tombe juxtaposant celle de sa femme : une dalle de granit massive sans sculpture superflue, surmontée d’une croix épaisse aux ornements typiques du début de siècle.
Il se souvenait parfaitement du moment où lui et Colette avaient choisi leur dernière demeure. Sa femme avait été terriblement déçue lorsqu’il avait refusé de faire ériger un mausolée entier pour eux. Il avait avancé alors des arguments qui auraient fait pâlir d’envie le plus farouche des marxistes. Ainsi, en tant que chef de famille, il se refusait à faire étalage de ses richesses, arguant que l’on ne monnayait pas sa place aux cieux et que les travailleurs, comme les nantis, sont tout autant dépouillés face à la Mort. La vérité était autrement moins spirituelle et humaniste. Monsieur Colignot, devant les frais exorbitants du notaire, avait décrété que plusieurs centaines de milliers de Francs étaient décidément une somme bien trop élevée pour protéger des os et un costume mangé aux mites. Ainsi, leur sépulcre témoignait de la vie menée par Monsieur Colignot : simple mais sans accros.
Il jeta un regard circulaire à la rangé de tombes dont il était issu. Toutes les autres étaient alignées sur le même modèle à l’exception d’une crypte immense qui brisait l’harmonie du lieu. A son tympan, les armoiries de la famille Leduc étaient sculptées finement, agressant le regard des proches venus se recueillir. Monsieur Colignot renifla de dédain. Ainsi, Pierre Leduc et sa famille entière n’avaient pu se retenir de montrer pour l’éternité la réussite et les biens de leur clan. C’était typique du Leduc ! Déjà dans la rue des Faussaires il prenait son nom bien trop au sérieux. Et ce bibliothécaire de malheur racontait, à qui voulait bien lui prêter l’oreille, les histoires les plus rocambolesques sur l’origine de sa famille. Et le Leduc, naturellement, passait sous silence l’achat de ses ridicules armoiries ou encore la nature paysanne de son père. Monsieur Colignot s’était d’ailleurs laissé dire, par le mari de la fille de la bouchère, que Madame Leduc, anciennement, Mademoiselle Limant, avait offert à son époux une dot inespérée pour un gamin de la terre ainsi qu’une fenêtre vers ce monde si élitiste que pouvait être celui des écrivains et autres artistes. Cette information précieuse et secrète avait value à Monsieur Colignot une journée merveilleuse et un sourire systématiquement goguenard chaque fois qu’il croisait son voisin de commerce. Car si les Colignot étaient de richesse équivalente, si ce n’est supérieure aux Leduc, eux, au moins, ne se pavanaient pas ainsi devant la Haute ou les petites-gens ! Pour sûr que les héritiers du scribouillard avaient dû se sentir bien lésés devant le maigre pécule laissé après les bals, cocktails ou mausolée gargantuesques !
C’est sur cette réflexion mentale, ayant satisfait tout son besoin de mesquinerie, que Monsieur Colignot se laissa à glisser le long des rangées pour atteindre les grilles massives du cimetière. S’attendant à déboucher sur les champs du Père Maurice, Monsieur Colignot s’arrêta net devant un parterre lisse aux couleurs d’asphalte. Cette route rigide dessinait ce qui lui semblait être un boulevard bordé d’immeubles immenses en verre et de magasins aux devantures tapageuses. Là où s’étendaient alors d’innombrables prairies se tenait une ville grouillante de bruits, lumières et vies. Des engins infernaux à moteur, qu’il identifia comme des sortes de voitures compactes à l’allure de grosses boîtes, déferlaient sous ses yeux ébahis.
Mort en 1913, un 4 juin, à l’âge vénérable de soixante-huit ans, Monsieur Colignot reconnut alors les sombres prédictions de ces journalistes fielleux, crachant leur vitriol sur l’industrialisation des villes et l’exode rural massif. Et pour la toute première fois de son existence toute entière, il tomba en accord avec ces jeunes buveurs d’Absinthe : le progrès était monstrueux. La cacophonie environnante était insoutenable et elle lui paraissait plus importante que dans ses souvenirs de la capitale. L’électricité était partout et alors que le soleil commençait à décroître, il semblait que cet endroit ne fut plus capable de connaître la nuit. Il se rappelait avec une certaine nostalgie combien l’arrivée de cet étrange dispositif avait fait grand bruit. La possibilité d’éviter les grands incendies, en cessant d’utiliser les lampes à huile, avait rassuré la populace la plus dubitative et avait enthousiasmé les amoureux de la Science. Quant à ces boîtes de conserves, bien que d’une laideur et d’un minimalisme affolant, filaient à toute vitesse et semblaient incroyablement popularisées et accessibles.
Perdu dans ses réflexions, Monsieur Colignot ne vit pas tout de suite la jeune femme qui avançait dans sa direction, parlant seule semblait-il, la main collée à l’oreille. C’est lorsqu’elle le traversa sans heurt qu’il prit conscience de son immatérialité ainsi que de la jeune personne. Prêt à présenter ses excuses pour ne pas s’être écarté, Monsieur Colignot se retrouva sans voix, la bouche béante et les yeux ne pouvant se détacher de la silhouette gracile. Une fois n’est pas coutume, il lâcha un juron tandis que son regard détaillait la jouvencelle à la tenue scandaleuse. Ce n’était pas tellement le fait que l’on pouvait voir ses chevilles, ni même qu’elle ait les cheveux détachés. Ce n’était pas non plus l’absence manifeste de corset ou de chapeau. De manteau ou de robe. Non, cette… Succube démoniaque offrait à la vue de tous ses cuisses moulées dans un tissu trop court. Les bras nus, la gorge offerte ; cette femme ne semblait en rien ressentir une quelconque pudeur ou honte devant l’étalage indécent de sa chair. Les plus libidineuses des filles de joie, à son époque, auraient elles-mêmes été choquées d’une si incomplète toilette. Pis encore : personne ne dévisageait autant la jeune femme que le revenant.
Il avisa les autres passants, détaillants ces tenues excentriques, colorées et furieusement sans gêne. Non contents de ne porter aucun couvre-chef, les hommes n’avaient ni veston, ni culotte taillée convenablement. L’un avait même des sortes de blues jeans qui lui tombaient aux genoux, dans un effet radicalement affreux de sphincters hors de tout contrôle. Monsieur Colignot manqua même d’insulter copieusement une femme qui arpentait le trottoir d’en face, osant revêtir le pantalon tel un homme. Mais où diable était-il ? Quelle propagande socialiste radicale et libérale avait pu laisser se produire une telle déchéance des mœurs ? Heureusement pour lui, qui commençait à manquer de qualificatifs, il ne vit pas un groupe d’adolescentes aux coiffures improbables et au teint particulièrement fardé.
Malgré ce choc culturel intense, Monsieur Colignot se remit très vite de ses émotions. Tout gentilhomme qu’il était, il savait garder le contrôle de lui-même et prendre le recul nécessaire face aux situations les plus anormales. Il était un Colignot nom d’une pipe ! Pas un de ces Leduc ou Vincent se pâmant à gorge déployée devant le moindre évènement. Fort bien pour lui, Monsieur Colignot avait suffisamment d’orgueil et d’éducation pour se reprendre. Aussi, la surprise et la consternation ayants laissé place à son pragmatisme légendaire, Monsieur Colignot se mit en quête d’un journal afin de répondre à une question essentielle.
Commençant à maîtriser le phénomène, il glissa le long du trottoir, cherchant des yeux un kiosque ou quelque chose de semblable. Il passa devant une enseigne de vêtements pour hommes et fut quelque peu rassuré quant à la prestance de ceux-ci. En effet, même si la jeunesse semblait bien décidée à s’habiller comme des zoulous, manifestement, le costume — quoique arrangé — restait d’usage et cela lui permit un court répit dans ses pérégrinations. Il dépassa un primeur en souriant : certaines choses restaient essentielles et différaient peu. Il resta en revanche quelques minutes perplexe devant un magasin pour enfant. La première chose qui le frappa était les couleurs criardes et nombreuses. Mais ce qui l’intriguait le plus était ce matériau inconnu, qui ne ressemblait en rien au bois dont il avait l’habitude. Naturellement, les garçons semblaient toujours vouloir jouer avec des sortes de soldats, mais les voitures modernes avaient remplacé les chevaux de son enfance. Quant aux petites filles, si elles avaient toujours des poupées, celles-ci étaient affreuses et ressemblaient à de vilaines pommes de terre fripées aux joues colorées. Il crut même lire un texte vantant les capacités de la chose pour le langage rudimentaire et la salissure des langes. Mais Monsieur Colignot avait lui aussi entendu des charlatans prêtant d’hypothétiques propriétés magiques à, notamment, une lotion capillaire. Il ne crut donc pas un mot de l’étiquette. Et bien que son scepticisme était tout à son honneur, Monsieur Colignot demeurait être un homme né en 1845, éduqué dans la plus grande indifférence de la progéniture, et de s’intéresser à des jouets de sous-humains, n’était pas dans ses habitudes. Aussi, cette inépuisable mine d’informations sur l’éducation et, par extension sur la société, lui passa sous le nez, de la même manière que le rapport de sécurité concernant la capacité des canots de sauvetages l’avait fait sous celui de la White Star Line.
Quelques immeubles plus loin encore, il trouva enfin un tabac-presse. Mais ce qu’il vit le laissa quelque peu pantois : au lieu du kiosque habituel ou du gamin des rues haranguant les foules, se tenait une boutique à part entière, bordée d’une grande vitrine. Il s’arrêta devant, à la fois perdu et émerveillé. Sur les couvertures, une certaine Lola faisait scandale au bras d’un prénommé Stevens, lequel s’avéra ne pas être son « petit ami régulier ». Pour preuve, l’on pouvait voir sur la couverture des photos d’eux presque dénudés dans des poses suggestives. Ce n’était absolument pas l’accusation d’adultère qui choquait le plus Monsieur Colignot, ni même les photos en elles-mêmes (les pamphlets à son époque étaient garnis de gravures pornographiques), non, pour ce catholique du 19ème siècle, c’était l’absence du terme « mari » ou même « fiancé ». Manifestement, ces deux pêcheurs se fréquentaient en dehors des liens du mariage et forniquaient. Et si Monsieur Colignot n’était guère retord concernant la religion, il y avait des institutions auxquelles il tenait farouchement !
A côté, d’autres canards se disputaient les révélations croustillantes au sujet de personnalités diverses. Toujours ces photographies en couleurs et ces gros titres ridicules. Suivaient également des magazines avec de grossiers dessins qu’il imagina à l’intention des enfants. Egalement dans la vitrine, des bibelots en porcelaine ou ferraille correspondants à des monuments ou des images d’Epinal.
Monsieur Colignot commença à douter de la fonction de l’endroit, lorsqu’il vit un homme âgé d’une cinquantaine d’années sortir avec un journal sous le bras. Il n’eut cependant pas le temps de lire la date, que l’homme disparaissait à l’angle de la rue. Alors, Monsieur Colignot prit son courage à deux mains et tenta de passer la double-porte électrique. Il se heurta violemment à la vitre sans pour autant produire le moindre bruit, ou secousse visible sur l’entrée. Il cligna des yeux plusieurs fois sous le coup de la surprise. Il avait considéré comme acquis sa condition d’esprit intangible et supposé, peut-être un peu vite, qu’il traverserait tout, de la même manière qu’il l’avait fait avec la jeune femme. L’ennui avec le fait de ne pas savoir ce qu’il y a après la Mort est principalement le fait qu’il n’y a aucun mode d’emploi. Monsieur Colignot se résolut donc à attendre que quelqu’un fasse marcher la machine infernale. Ce qui, en dépit des secrets prêts à être révélés dans les magazines et qu’il fallait connaître d’urgence, n’arriva qu’au bout de quarante-deux minutes interminables. C’est une poussette amenant un bébé endormi qui lui permit de passer enfin la porte et de se réfugier à l’intérieur. Il repéra tout de suite le portique où étaient étalés les journaux, mais son attention fut entièrement volée par les étagères les plus hautes. S’il avait put rougir, il aurait été écarlate. Et, bien que son immatérialité rendait toute réaction physique impossible, Monsieur Colignot sentit dans son esprit une étincelle, qu’il croyait morte depuis ses premiers émois de jeunesse, crépiter. Une étincelle particulièrement libidineuse qui ne cessait de croître à mesure que ses yeux regardaient successivement les couvertures. N’ayant, particulièrement en cet instant, aucune notion du temps, Monsieur Colignot s’abîma longuement dans une débauche mentale et visuelle, laissant ainsi le temps s’étirer. Heureusement pour lui, il était invisible, aussi, personne ne fut choqué de voir un homme d’âge mûr immobile, les yeux rivés sur des poitrines nues, et y trouvant, de toute évidence, un grand intérêt.
Le bruit d’un rideau de fer qui se déroule le ramena à la réalité : le commerçant fermait sa boutique, et avec lui le revenant. Pris de panique, Monsieur Colignot se rua sur les journaux afin de connaître la date. Et tandis qu’Emanuel Druart, propriétaire du tabac-presse de l’avenue Vaubant, enfermait sans le savoir un fantôme dans son établissement, Monsieur Colignot eut sa deuxième attaque cérébrale. Nous étions le 4 juin 2013 et cela faisait exactement un siècle que François Colignot souffrait des conséquences de sa mort. Le propriétaire plongea notre mort-vivant dans les ténèbres avec un « clic » à peine audible, et le bon fantôme perdu frissonna d’inquiétude. Rationnel, jusque dans l’absurde, il tenta de se rassurer en s’imaginant être libéré le lendemain à l’ouverture. Mais, ce que Monsieur Colignot ignorait, c’était qu’Emmanuel Druart partait le soir même en vacances.
Pour deux semaines.